À la merveille (2012) : l’errance maladroite
Tout juste auréolé de sa palme d’or, Terrence Malick revient plus vite qu’à l’accoutumée avec un ?lm plus intimiste, A la merveille, où il s’attaque principalement à l’Amour et la Foi, deux concepts forts qu’il entend remettre en question. Pour se faire, il nous raconte l’histoire de Marina (Olga Kurylenko) et Neil (Ben Af?eck), jeune couple vivant passionnément leur amour en France qui décide de partir aux États-Unis avec Tatiana, la ?lle de Marina. Une fois là-bas, les relations commencent à se désagréger de sorte que Marina retourne temporairement en France, tandis que parallèlement on suit le Frère Quintana (Javier Bardem) dont la foi est fortement ébranlée. Il s’agit sûrement du ?lm le moins réussi de Terrence Malick, bien qu’il soit intéressant. En effet, le cinéaste essaie de nous entraîner à nouveau dans une de ses méditations poétiques mais ici la connexion passe moins, la faute à une narration peu limpide – il essaie de pousser plus loin les idées de Tree of life mais sans jamais réussir à en atteindre la profondeur émotionnelle. Il a d’ailleurs été plutôt mal accueilli, à l’instar de ceux qui suivent qui marquent un étrange revirement de la critique envers Malick, certains le quali?ant même de parodie. Cette observation est recevable mais il reste intéressant de se pencher sur les questions soulevées qui marquent un certain virage dans son approche thématique.
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Décortiquer l’amour sous toutes ses coutures, tel est l’objectif de Malick et il compte le faire à travers le personnage de Marina, interprété par une Olga Kurylenko scintillante et merveilleusement mise en valeur tant par la photographie d’Emmanuel Lubezki, toujours aussi bon, que par la mise en scène saisissante et aérienne, doublée d’un montage qui se veut plus haché, elliptique et sensoriel. Il interroge sur la fonction de l’amour, la manière d’aimer et il se demande même pourquoi ce sentiment peut se détériorer. Cette dernière question fait le lien avec toute une ré?exion sur la foi, portée par le personnage de Javier Bardem. Malick se sert de cette enveloppe corporelle pour exprimer ses doutes, ses tourments. On le sait optimiste de base, malgré les turpitudes de la vie, mais la ?amme semble ici moins vive. Cette approche plus nuancée de la question du divin marque bien l’esprit des œuvres qui succèdent à The Tree of Life, du moins jusqu’à Song to Song, où l’on suit des personnages perdus, en quête d’eux-mêmes, de leur âme. Malick ne reste donc pas dans sa zone de confort, il décide d’aller explorer plus en profondeur ce qui fait l’essence de son cinéma depuis le début de sa carrière et ce renouvellement, tout aussi déroutant qu’il est par la forme que prennent ses ?lms, est passionnant et maintient l’intérêt pour ce cinéaste ?dèle à lui-même dans sa volonté d’exprimer sa vision personnelle du monde.
Knight of cups (2015) : l’errance existentielle
Quel est le sens de la vie ? Cette simple question pourrait résumer Knight of cups, deuxième volet de la série de ?lms post Tree of Life que l’on peut appeler trilogie de l’existence. Faisant dé?nitivement ? des conventions en s’enfonçant davantage encore dans l’expérimental, Malick embrasse son nouveau style et s’en sert pour nous proposer une exploration de la psyché d’un homme perdu (Christian Bale), voguant de femme en femme en espérant trouver « la perle », doublée d’une petite critique de l’industrie cinématographique. Il délaisse grandement la Nature qui lui est d’habitude si chère pour se concentrer ici sur la jungle hollywoodienne, ?ef de luxure et d’indécence. Il se sert de ce décor illusoire, cette façade qui fait rêver, et lui donne un caractère anxiogène, étouffant. Cette démarche n’est en elle-même pas bien innovante, on peut penser directement à David Lynch et ses brillantissimes Mulholland Drive ou Inland Empire, les deux réalisateurs ayant des visions proches par bien des aspects, mais Malick décide de nous marquer en extrapolant son nouveau style jusqu’à s’abolir de toute contrainte narrative. Ici, pas de linéarité véritable, juste un enchaînement de chapitres nommés après des cartes du tarot.
Ce parti pris radical aboutit à une fresque mythologique de près de deux heures, un trip dépressif de divinité désabusée. Car oui, Malick transforme Los Angeles en Babylone et Christian Bale, y errant, devient une ?gure amorphe, lessivée par cette vie hypermatérialiste fabriquant un bonheur super?ciel. Rien ni personne ne peut le sauver, pas même la volupté des jeunes femmes pleines de vitalité ou la beauté envoûtante d’une Natalie Portman réduite à une apparition d’une dizaine de minutes au même titre que les mannequins, symbolisant l’indifférence portée à la fabrique à stars qu’est Hollywood. Elles se jettent à ses pieds de guerrier usé, ça l’amuse un moment puis il passe à autre chose. La saveur de la vie est partie, l’âme s’est envolée. Même cambriolé, le héros reste stoïque, impassible, inerte. Sa seule issue : avancer jusqu’à trouver sa voie pour quitter ce dédale jonché de fantômes inintéressants.

Il est évident que l’on peut dresser un parallèle entre la ?gure de Rick, presque digne d’un prophète de l’Ancien Testament (une scène rappelle le buisson ardent, et il y a une pelletée d’autres références bibliques) perdu au milieu des pécheurs au point de se mêler à eux pour ?nalement mieux les dédaigner, et Terrence Malick, cinéaste marginal parmi les marginaux dont la voix propre s’exprime de plus en plus librement au ?l du temps. Peut-être était-ce sa manière de nous parler, en 2015 déjà, d’une industrie qui produit des « parcs d’attractions » et où les émotions n’existent plus alors que lui est attaché à jouer avec les sens des spectateurs et leur faire vivre des expériences uniques à l’image de celle-ci. Quoi qu’il en soit, il nous offre là une œuvre vertigineuse, dérangeante dans la forme, aux allures godardiennes par moments (le montage comme collage d’idées), qui laisse dif?cilement indifférent. Après avoir envisagé le divin sous sa forme créatrice et dans sa relation avec l’âme, il va encore plus loin en l’imaginant parmi nous, contemplant la décadence d’une société noyée d’illusions et ne voyant d’autre issue que l’abandon de ces causes perdues. Sans en avoir l’air, Malick nous offre une œuvre d’une grande profondeur, sûrement la plus sombre de sa ?lmographie, qui nous con?rme un peu plus son changement artistique, sa singularité au milieu d’un système piégé dans un processus d’uniformisation.
Song to song (2017) : l’errance sentimentale
Après avoir montré l’étouffante et super?cielle industrie du cinéma dans Knight of Cups, il s’attelle, dans Song to song, au monde de la musique qu’il dépeint comme le théâtre de multiples trahisons et coups du sort. Venant conclure la fameuse trilogie post Tree of Life, axée sur l’existence et l’urbanité, Song to Song est une superposition d’histoires d’amour. D’abord, celle entre BV (Ryan Gosling) et Faye (Rooney Mara), tous deux chanteurs, qui est en réalité un triangle amoureux puisque Cook (Michael Fassbender), acteur important de la scène musicale, entretient également une relation avec Faye. Parallèlement, ce dernier tombe amoureux de Rhonda (Natalie Portman), une serveuse qui laisse tout derrière elle et l’épouse.
Le thème principal est donc l’Amour et son rôle dans notre existence. Malick s’amuse à nous balader dans la tête de tous ses personnages principaux pour nous révéler la vraie nature de leurs sentiments envers les autres. Ce faisant, il peut exposer à la fois en quoi l’amour est un jeu mais aussi une ?n. Ici, notre quatuor a du mal à aimer, aucun n’arrive à s’y adonner pleinement. BV semble avoir peur de l’attachement, Faye n’y voit qu’un moyen d’obtenir le succès, Cook est un assoiffé de domination et il veut posséder tout ce qu’il peut, femmes comprises, et en?n pour Rhonda c’est une porte de sortie de la misère dans laquelle elle vivait. On peut facilement retrouver un peu du Mépris de Godard dans la relation tripartite du début de ?lm mais surtout on ressent un sens du montage proche de celui du pilier de la Nouvelle Vague lors de séquences plus joyeuses entre BV et Faye, où l’on a l’impression de se perdre dans un Pierrot le fou moderne.

Là où Song to song devient très intéressant, c’est dans sa manière de traiter l’évolution de ces personnages dans leur rapport à l’Amour. Les deux duos se distinguent : le premier souffrant énormément mais parvenant à tendre vers le bonheur en surmontant ses problèmes et en apprenant à encaisser cette douleur, propre à l’amour et à la vie de manière générale, comme Malick le dit expressément dans A la merveille. Le second se désagrège jusqu’à connaître une issue tragique, teintée de solitude. Sans prendre autant la direction du trip que Knight of Cups, malgré quelques passages psychédéliques du meilleur effet, Song to Song demeure une déambulation sinueuse à travers les psychés de quatre personnages aussi variés que perdus. Malick joue ici avec l’industrie musicale, comme il l’a fait avec Hollywood deux ans plus tôt, en la montrant arti?cielle, dénuée d’humanité et étouffante. Ce monde est symbolisé par le personnage de Cook, très intéressant en ce qu’il est : le seul vrai point d’accroche à la thématique religieuse habituelle de Malick mais pas pour les bonnes raisons.
Ici, Fassbender incarne une ?gure luciférienne et son comportement avec tous les personnages fait énormément penser à celui du Méphistophélès de Faust. La relation au divin ne se fait pas dans l’appel à Dieu mais bien dans l’affrontement du Malin, venant corrompre ces êtres fragiles en quête d’eux-mêmes avant de viser le succès mais qui, à l’image du Prince du Chant de la perle – poème lançant Knight of Cups – sont détournés de leur objectif pour ?nalement se perdre. Sortir de la spirale infernale qu’il a engendré est leur épreuve la plus dif?cile et elle est ici montrée à trois niveaux différents, chacun emportant son lot de conséquences. Tout ceci amène à l’épilogue révélant que les personnages de BV et Faye, par leur émancipation de leurs illusions passées et leur prise de conscience de la part de souffrance inhérente à l’amour, peuvent en?n aimer. BV n’hésite plus à proposer à celle qu’il aime de le suivre là où il va et elle, après un moment d’hésitation, accepte pleinement ce sentiment en laissant derrière son rêve de carrière qui empêchait jusqu’alors son cœur de s’exprimer.
Cette ?n, presque naïve, d’un récit en vague à l’âme marque une ouverture optimiste de Malick, comme si, à l’image de ses protagonistes, s’aimant en?n éperdument et en plein milieu de la Nature, il avait réussi à vaincre le mal qui l’entourait, à sortir du marasme de la vie urbaine américaine pour revenir à la Vie, celle qui lui était cachée depuis presque dix ans et à laquelle il entend nous faire goûter à nouveau avec son prochain ?lm.
À la merveille, écrit et réalisé par Terrence Malick. Avec Olga Kurylenko, Ben Affleck, Rachel McAdams… 1h53
Sorti le 6 mars 2013
Knight of cups, écrit et réalisé par Terrence Malick. Avec Christian Bale, Natalie Portman, Cate Blanchett… 1h58
Sorti le 25 novembre 2015
Song to song, écrit et réalisé par Terrence Malick. Avec Michael Fassbender, Rooney Mara, Ryan Gosling… 2h09
Sorti le 12 juillet 2017