Des départs humoristiques, en passant par le récit médiéval, la carrière de Terry Gilliam laisse à penser que nous allons vivre les aventures d’un doux auteur comique, destiné à amuser la galerie. Pourtant, si l’on peut ressentir ces effets dans le prochain film évoqué, Bandits Bandits, les obsessions de l’Américain pointent rapidement : anti-totalitarisme, peur du capitalisme et des dérives technologiques, Gilliam exploite des récits où l’imaginaire est roi, de craintes que nous oublions en chemin que c’est la création, même abstraite, qui nous rend singulier·e.
1981 : Princess Bride “au cœur du récit” : L’aventure Bandits Bandits
Des nains volent une carte pour devenir les plus grands pilleurs de l’univers, passent une porte spatio-temporelle et débarquent dans la chambre de Kevin, 11 ans, jeune garçon passionné d’histoire et ostracisé par ses parents, qui se retrouve traîné de force dans leurs aventures. Ça a l’air idiot, dit comme ça ? Bandits Bandits est empreint d’une naïveté sans égal, part dans tous les sens mais se targue d’épique dans une aventure généreuse en rebondissements loufoques, qui devient la marque de Terry Gilliam dans nombre de ses métrages.

De la Bataille de Castiglione au Naufrage du Titanic, Gilliam s’amuse à redessiner l’histoire, maltraitant ses personnages pour les emmener d’époque en d’époque et les bloquer dans des situations dont ils vont devoir se dépêtrer. On se moque rapidement de la trame principale, pourtant sympathique, pour rire avec le réalisateur du détournement et de ses protagonistes hauts en couleurs. Croiser Sean Connery en roi Agamemnon, lui à qui on a proposé le rôle pour la blague, John Cleese en Robin des Bois utilisant sa notoriété pour dérober tout le monde ou Ian Holm en Napoléon Bonaparte est un certain plaisir. On s’attache surtout à la bande principale, ces nains naïfs, un peu bêtes mais vigoureux dont la soif d’aventure nous entraîne de scène en scène.

Patchwork foutraque sans queue ni tête, Bandits Bandits fonce aux confins de l’imaginaire de son auteur, qui ne ménage aucun effet et tente de mettre tout ce qu’il peut, quitte à y perdre sa cohérence. Mais ce film d’aventure mené tambour battant par un enfant est aussi une amorce d’un cinéma à venir, celui dans lequel puise les Goonies et autres films aujourd’hui fiers représentants du cinéma des années 80. On voit ici un réalisateur capable de beaucoup, qui a certes besoin d’être cadré mais dont on a envie de vivre les prochaines folies sans limites.
1985 : Les rêveries interdites de Brazil
Cependant, cadrer Terry Gilliam équivaudrait à lui demander une attitude plus calme, moins à charge ou revendicatrice. Cela équivaudrait aussi à se priver de Brazil, ce qui est totalement inconcevable. Un an après la date-clé d’Orwell, il reprend le thème d’une société futuriste totalitaire, où liberté est synonyme d’abnégation. Depuis 1949, le monde n’a pas sombré dans l’hérésie décrite mais continue de suivre un chemin mortuaire, et ce qui effrayait l’écrivain d’antan est devenu l’obsession du cinéaste d’aujourd’hui – enfin, de 1985, vous l’aurez compris. Dans cet univers semblant calibré pour fonctionner, où les algorithmes ont déjà décidé de notre sort, c’est une erreur administrative qui ébranle ce faux-ordre par un effet boule de neige dévastateur.

Il ne suffit que d’un élément naturel, l’ennemi juré du tout technologique, pour écharder cet équilibre précaire. Un insecte. Un tout petit insecte virevoltant par hasard, qui finit son vol dans l’encrier d’une machine à écrire. L’imprimerie s’emballe, une lettre est noircie, et Archibald Tuttle, ennemi notoire du tout-bien-pensant devient Archibald Buttle, homme sans histoires qui se retrouve traqué, incarcéré puis exécuté par les hauts pontes. Dans un système où le peuple est constamment oppressé par une bureaucratie omniprésente, où la dissidence n’a besoin que d’un léger coup sur la nuque pour atteindre son point d’ancrage, une erreur administrative est, à défaut d’être un scandale en herbe pouvant mener à l’anarchie, un secret à surtout ne pas ébruiter pour que le peuple croit toujours au bien-fondé de cette administration ultra-procédurière. C’est alors qu’intervient notre héros, Sam Lowry, petit employé dans la grande firme, qui se voit confier la lourde tâche d’aller acheter le silence de la veuve Buttle.
Petit homme lui aussi sans histoires, totalement soumis à ses patron·nes (jusqu’à refuser les promotions pistonnées par les relations de sa mère), Sam Lowry est en réalité un rêveur notoire. Ses rêves, où il se voit en preux chevalier volant à la rescousse d’une demoiselle en détresse, peuvent sembler inoffensifs mais représentent un véritable danger pour l’organisation : dans un monde où il ne faut penser qu’à son utilité publique, rêver, fantasmer sur un ailleurs idyllique est un potentiel début d’insoumission, une inconnue dans l’équation qu’il ne faut pas se permettre. Alors quand il voit Jill Layton, la voisine du-dessus des Buttle, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la princesse de ses évasions féeriques, Sam laisse son imaginaire dominer, et en cela devenir aux yeux des gouvernants un dissident. Au même titre que Jill, qui essaie juste d’obtenir des réponses administratives quant à la débâcle policière et se heurte à un mur protégeant ses factions coûte que coûte (toute ressemblance avec la manière dont la police ne se voit pas heurtée pour ses violences actuelles est purement fortuite), Sam devient un paria, un ennemi à abattre, pour le simple méfait d’imaginer qu’il peut y avoir une manière bien à lui d’être heureux.

Pour décrire ce monde où l’absolu biaisé fait foi, Terry Gilliam met tous les moyens en œuvre. Ce qui nous est dépeint est insupportable, tant par ses décors grisâtres, monotones et alimentant les pensées néfastes, que par l’humain·e totalement annihilé·e, outil d’un système qui l’épuise jusqu’à la moelle. Son chef de service qui l’incite à refuser des promotions parce qu’il ne peut pas se passer de lui, sa mère obsédée de chirurgie qui se soucie des dites promotions que son fils refuse non pas pour son épanouissement mais pour l’image défaitiste qu’il reflète sur elle, rien dans l’entourage de ce pauvre Sam Lowry n’est sain. Ses seules issues sont son amour pour Jill foncièrement impossible, et son amitié pour Archibald Tuttle, le véritable homme recherché qui débarque dans sa vie et commence à l’influencer – renforçant les idées gouvernementales sur la potentielle complicité terroriste de notre héros. Brazil est une course contre la montre, contre le totalitarisme mais surtout une ode à la liberté, qui malheureusement, dans une société de plus en plus oppressante où Big Brother est la nouvelle incarnation divine, semble sujette à bien des sacrifices.
Tout est foutraque, absurde au possible, des décors alambiqués que les fantasmes de Lowry peuvent souvent distordre – et qui par leurs focales nous apparaissent toujours comme un univers semi-irréel, totalement dystopique – aux réactions sociales face au bon sens. Le choix de demander aux acteur·ices secondaires de feinter un surjeu total pour représenter la folie du monde est pertinent, et nous offre des moments de régal, accentuant l’absurde pour ne pas nous enfoncer dans ce climat mortuaire sans échappatoire. On pense notamment à Jim Broadbent qui s’éclate en savant fou ou à Katherine Helmond qui représente à elle seule les maux et l’exagération sociétaire. Voir De Niro dans un rôle mineur mais déterminant, lui qui a insisté pour être dans le film après s’être vu refuser une partition promise à Michael Palin (lui aussi exceptionnel), est un régal tant son personnage apporte ces envies rebelles qui transcendent le métrage. Choisir Jonathan Pryce pour incarner ce monsieur-tout-le-monde, qui nous montre que nous sommes tous un Sam Lowry et qu’il faut faire éclater notre créativité, est le choix de maître, celui qui utilise cette muse discrète pour en faire le comédien que l’on veut suivre dans ses déboires. Dans ses fantasmes, il est déjà ce Don Quichotte, ce personnage déboussolé mais épris de liberté qui traverse tous les métrages du britannique.

Brazil est à beaucoup de niveaux le chef-d’œuvre de Terry Gilliam. Inégalable, irremplaçable, un tour de force vu son budget, et surtout un condensé représentatif de son auteur, dans lequel on retrouve toutes ses obsessions, mais aussi toute sa folie créative. Et qui malheureusement est toujours d’actualité. L’anticipation dystopique a pour but de prévenir, et si les créateur·ices sont bien plus pessimistes que nous, ayant imaginé que ce point de rupture arriverait bien plus tôt que ce que nous constatons, les pièces de l’échiquier sont toujours en place, prennent forme, et dans la folie du monde, nous commençons à voir nombre d’éléments de l’œuvre se matérialiser. À charge de réflexion…
1988 : Les aventures du Baron de Münchhausen, Roi des conteurs menteurs
La figure que l’on associe rapidement à Terry Gilliam est celle du rêveur intemporel. Le fait qu’on l’identifie à ses déboires sur le tournage de son Don Quichotte en dit long sur le personnage, tant le héros de Cervantes et ses aventures sont une métaphore de sa carrière. Mais avant de tenter l’adaptation maudite qu’il mettra plus de vingt ans à concrétiser, le Britannique s’intéresse à une autre figure qui arbore les contes et légendes du folklore germanique : Le Baron de Münchhausen.

Officier principalement connu pour ses délires abracadabrantesques et les histoires folles qu’il raconte à son entourage lors de ses retours de campagnes, le Baron de Münchhausen est devenu un symbole apprécié de la culture allemande, mais aussi la source nominale d’un syndrome médical, consistant en une forme d’hypocondrie téméraire, destinée à plus attirer l’attention des médecins qu’à réellement rechercher un soin. Le/la malade imaginaire qui s’invente des conditions farfelues pour se désigner une existence, et qui, dans le cas du Baron, s’illustre par le caractère totalement improbable de ses aventures. Un personnage qui fascine naturellement Gilliam, et lui donne envie d’en conter les péripéties.
Dans la diégèse du film, le Baron est déjà une figure légendaire, que l’on représente dans nombre d’œuvres de fiction, en témoigne cette pièce de théâtre contant ses aventures grandiloquentes par laquelle l’histoire nous est introduite. Alors que la représentation bat son plein dans une ambiance tendue – l’armée ottomane est aux portes de la ville, prête à l’attaque –, un vieil homme débarque dans l’auditoire, hurle à qui veut qu’il est le véritable Baron de Münchhausen et que ce qui est conté sur scène est hérésie. Dans un monde où la réalité commence à prendre le pas sur l’irréel, où il est interdit de rêver – l’antagoniste, représenté par le magistrat civil Horatio Jackson, interprété par l’incroyable Jonathan Pryce jouant ici l’antithèse de son Sam Lowry dans Brazil –, l’heure est pour lui de réclamer sa justice, de raconter son histoire, et de partir dans une nouvelle aventure, où Gilliam joue entre le réel et le fantasmé pour confondre son/sa spectateur·ice.

L’univers du réalisateur prend des allures oniriques, renouant avec les élucubrations de Time Bandits pour un nouveau récit sans limites, jouant avec les limites de l’imaginaire. Bien plus maîtrisé que son aîné, il atteint régulièrement des formes de poésie visuelle intenses, où la photographie sublime n’a besoin d’aucun artifice dialogué pour nous faire rêver – on pense notamment au bateau avançant dans la mer de sable lunaire, au milieu des décombres des idoles passées, la main du Baron qui empoigne une pincée et fait glisser sa main en savourant l’infinité : un plan représentant le retour à la liberté, l’ouverture tant vers des mondes inconnus que vers un imaginaire débridé. Pourtant, il s’amuse à la mêler à cet aspect « débrouillard » de son cinéma – et vu les déboires, une fois encore, qu’il a connu sur ce tournage, on imagine facilement les décisions prises par soucis de budget –, carton pâte quant au bestiaire, qui jonche son cinéma d’artifices qui dans les mains de n’importe qui d’autres fleureraient bon le kitsch ayant du mal à passer l’épreuve du temps. Robin Williams en Roi de la lune, tête sans corps flottant où l’on verrait presque les ficelles, Eric Idle en homme le plus rapide du monde dont chaque scène s’approche du cartoon loufoque, tant de passages qui offrent au métrage une identité propre, loin des conventions habituelles du film d’aventure.
Les Aventures Du Baron De Münchhausen est un objet bien étrange. Un rêve éveillé, qui se joue de la figure du menteur compulsif, empêtré dans ses déclarations décadentes, mais qui en contant le récit d’aventure ultime le sublime à son plus haut point. S’il se plaît à se moquer du Baron, Terry Gilliam le défend aussi corps et âme, nous offrant une morale simple mais ô combien essentielle : mieux vaut une belle histoire, aussi fausse soit-elle, qu’une réalité morne et sans imaginaire.
Bandits bandits, avec Sean Connery, Michael Palin, Craig Warnock… 1h55
Sorti le 10 mars 1982
Brazil, avec Jonathan Pryce, Kim Greist, Robert de Niro… 2h12
Sorti le 20 février 1985
Les aventures du Baron de Münchhausen, avec John Neville, Sarah Polley, Uma Thurman… 2h04
Sorti le 8 mars 1989