L’horizon, c’est sur cela que débute Spencer. Un horizon obstrué par une route. Après quelque temps, un cortège de voitures et de camions passe, recouvrant les gazouillements des oiseaux et de la nature environnante. Par ce plan fixe s’installe une ambiance mélancolique et contemplative, sublimée par la photographie de Claire Mathon (Portrait de la jeune fille en feu, Rester Vertical, …). Cette fixité se poursuit sur le plan suivant, dans la pénombre d’un garde à manger ou la lampe d’un militaire en train d’inspecter l’endroit éclaire le lieu métallique. Larraín dispose discrètement une atmosphère latente de malaise mécanique d’un lieu au pouvoir dramatique sur le récit. : La cuisine, endroit souterrain où les traumatismes les plus profonds de la protagoniste surgissent. Reflet des véritables troubles alimentaires en lien à la dépression qu’a vécue Diana Spencer dûe aux contraintes de la royauté.
Nous pourrions revenir hâtivement sur l’aspect biographique, en catégorisant de biopic le dernier long-métrage de Pablo Larraín. Pourtant, avant même la première image du film, une phrase avise les spectateurs de l’approche du métrage : “A Fable from a True Tragedy” (une fable d’une tragédie réelle), reprenant la fameuse formule du genre (inspiré de faits réels), subversion explicitant la nature du projet. La vérité historique importe peu, c’est davantage l’expérience sensorielle et émotive de Diana Spencer, ramenée par son titre à la femme derrière l’icône royale qu’est Lady Diana. En cela, Larraín inscrit cette figure féminine trouble dans le cadre thématique de sa filmographie par un nouveau portrait s’opposant à l’adversité d’un monde qui l’asphyxie (Ema) tout en voulant révéler un être profondément tragique derrière l’apparat médiatique (Jackie).
Ce monde est présenté avant l’apparition du titre comme glacial et mécanique dans ses agissements. Mettant en parallèle le corps militaire avec l’équipe cuisinière comme une même entité, régie par une force supérieure, celle de la royauté. À l’inverse arrive Diana, perdue au volant de sa voiture dans les contrées du pays de Galles. La caméra flottante la suivant de loin à toute allure. Les douces notes de pianos de Jonny Greenwood, composent une bande originale réminiscente de Phantom Thread, optant pour du free jazz aux accents aussi inquiétants que mélancoliques. Dès le début, ce personnage est en retard et fait tout pour l’être le long des trois jours qui encadre le métrage. Trois jours de Noël sans indication temporelle précise, dont la construction recentre le récit sur une courte unité de temps.

Malgré son postulat de biopic, le résultat est tout autre car Larraín nous met dans la peau de la princesse en mettant de côté les figures les plus célèbres de la royauté. Comme elle, le prince nous dégoûte, la reine nous terrifie et les moments qu’elle entretient à parler avec les servants et servantes (Darren, le chef cuisinier ou Maggie, la costumière) sont les rares instants chaleureux qu’elle entretient. Mais ce sont surtout les doux moments de partage avec ses enfants, Harry et William, qui expriment un bonheur dans le plaisir régressif du jeu et de l’enfance.
En décalage, Diana déambule dans les couloirs comme perdue dans l’immensité de ce château. Film de fantôme, ce désir de toucher à l’intimité d’une personne disparue trop tôt, en ayant bien conscience de cette mort comme un poids futur sur sa propre existence. C’est l’accès à la maison d’enfance, dans une recherche sur les traces de son passé, qui aboutit au retour en dehors des symboles qu’on lui a imposés. Reprenant ceux de sa famille, donnant le titre au métrage, par le manteau de son père (devenu un simple épouvantail) ou la bâtisse en ruine.

Diana plonge dans l’abîme lors de ce moment suspendu dans le temps, entre le poids du présent (une tentative de suicide dans les escaliers) et du passé (fantasme libérateur de son ancienne vie). Point de futur comme elle le dit à ses enfants: “There is only one tense. There is no future, the past and the present are the same thing.” Préférant se réfugier dans son passé pendant un moment, l’aidant à devenir une femme forte qui s’impose ou en fuyant au plus loin (la plage, le final face à la Tamise).
Au fil de Spencer, le métrage affiche sa spectralité en ramenant le fantôme d’Anne Boleyn à plusieurs reprises. Image d’une Histoire violente et sans pitié pour les femmes au sein de la royauté, qui ramène Diana à sa propre condition. C’est justement au moment où elle essaye de rejoindre sa maison d’enfance que ce caractère fantomatique réapparaît. Dans la nuit, l’ombre de Diana, accompagnée par une partition jazz inquiétante, marche dans un paysage quasiment fantastique. Se faisant intercepter par deux gardes contraint de noter l’intrusion, Diana leur répond : “Say you saw a ghost”.

Au final, la Diana incarnée par Kristen Stewart est un être ambigu, complexe, dans l’entre-deux d’un caractère punk face à la rigidité d’une institution. Autant qu’elle ressasse les fantômes de son passé en effleurant ceux de son avenir. Le cinéaste use de nos connaissances sur sa fin de vie pour déjouer nos attentes, point de morbidité même en évoquant l’esthétique fantastique du conte gothique. Le but n’est pas d’en faire seulement un spectre courant à sa perte mais de lui redonner sa vitalité grâce au jeu de Stewart et des différents mouvements de caméra la suivant dans sa lancée. Que cela soit au volant d’une voiture sur All I Need is A Miracle ou lorsqu’elle se libère de ses démons dans une séquence de danse et de course contre la mort.

C’est en cela qu’elle devient plus qu’une simple représentation figée d’icône. Pablo Larraín la fait revivre le temps d’un film, par le pouvoir magique du cinéma comme un être irréel (car provenant d’une fiction) tout en lui restituant une vérité plus profonde. Ses tourments intérieurs et donc son humanité plutôt qu’un cliché d’un livre d’histoire. Voilà son but, et plus largement celui de son art : faire ressentir la vie plutôt que la mort tout en ne reniant jamais le poids du passé ou celui d’un avenir tragique à venir. Capturant à jamais sur pellicule son entrain vivifiant plutôt que de ressasser la morbidité médiatique qu’elle a subie jusqu’à sa fin. La conclusion devient énigmatique, cette douce joie de liberté n’est finalement qu’un moment de répit avant le retour à la norme.
Spencer de Pablo Larraín. Écrit par Steven Knight. Avec Kristen Stewart, Sean Harris, Sally Hawkins… 1h51.
Sortie le 17 Janvier 2021