Part entière du cinéma (trop souvent ignorée), le documentaire a la mission difficile de composer d’une part avec l’orchestration de son récit pour le rendre accessible au spectateur, et d’autre part avec la déontologie de ne pas défigurer la réalité sur laquelle il s’appuie. Dans Colectiv (L’Affaire Collective en France), la couverture d’un dramatique accident, et des remous qu’il crée dans l’opinion publique, s’est transformé en escalade journalistique dantesque pour Alexander Nanau.

Après le tragique incendie du Club Colectiv à Bucarest le 30 Octobre 2015, un nombre important de victimes souffrant de brûlures décèdent dans les hôpitaux roumains, soulevant l’indignation des familles et de l’opinion. Journalistes à la gazette des sports, Cătălin Tolontan et son équipe décident d’enquêter sur les raisons de ces soixante-sept décès survenus pour certains plusieurs jours après l’hospitalisation. Le témoignage d’un médecin du service des grands brûlés renverse le premier domino qui conduit à la chute d’un gouvernement.

Une réalité plus forte que la fiction

Témoin intransigeant et silencieux, le documentaire d’Alexander Nanau fait le choix d’un cinéma observateur qui se refuse à l’exercice du commentaire ou de l’interview. Baladant son œil dans la rédaction de la gazette des sports – quartier général d’une poignée de journalistes déterminés – ou autour de la table de réunion du nouveau ministre de la Santé – chargé de résoudre une crise qui le dépasse – la caméra nous entraîne au rythme des révélations sur les traces d’un scandale d’État aux allures de très bon thriller. Emporté avec ces hommes et ces femmes par un montage haletant, nous devenons partie prenante de l’enquête tant la tension des enjeux suinte des longues interrogations des protagonistes.

Au travers de ce regard sans concessions, Colectiv se drape d’une dualité de violence. La violence cruelle des images de l’incendie ou des maltraitances des victimes, mais également celle plus symbolique du cynisme d’un appareil politique corrompu. Dans ce marasme de cendres et de mensonges, les survivants se reconstruisent avec leurs séquelles, refusant d’être réduit à des infirmes, mais repoussant le silence complice de l’acceptation docile. Des moments suspendus dans le temps entre tendresse et poésie, qui offrent une pause salvatrice à l’effervescence de l’investigation. Une incorporation dans le récit qui souligne un peu plus l’écart entre le temps des survivants et le temps de l’enquête.

“Comment peut-on résoudre ça ?”

Au-delà de son sujet qui captive et enrage, Colectiv cherche à creuser un problème de fond : le silence. Il est tentant de penser que la corruption qui prend racine dans toutes les strates la société roumaine et qui est responsable de la mort de dizaines (voire beaucoup plus) de personnes n’est le fait que de quelques personnes abusant de leurs pouvoirs. Cependant, Alexander Nanau souhaite montrer que c’est le silence de ceux qui savaient qui a causé l’enracinement de ces maux. Un cri citoyen qui passe, dans le documentaire, par l’héroïsation des journalistes et lanceurs d’alertes qui acceptent les risques pour le bien commun. Dans une époque où les monstres se cachent sous l’apparence du respectable, ne seraient-ce pas eux, nos nouveaux héros ?

Cette condamnation du silence porte également un autre message inscrit en filigrane du documentaire et trouvant son apogée dans son climax électoral. Les gouvernants représentent la volonté du peuple. Élire, ou pire réélire des personnes corrompues, c’est se condamner soit même à un danger mortel ou une impasse fatale. Alexander Nanau laisse transpirer dans cette section du documentaire sa détestation du parti social-libéral en place. Un avis politique que l’on comprend, et que l’on peut partager, au vu du cynisme et de la malhonnêteté ambiante dans l’affaire Colectiv, mais qui est loin de faire l’unanimité lors de la diffusion du film dans le pays. Qu’à cela ne tienne, un documentaire compose avec une réalité observée et un récit construit, il livre de ce fait une vérité qui nourrit les débats et les idées et c’est exactement ce que l’on attend de lui.

Multi-récompensé à sa sortie, accueilli par une standing ovation à sa première dans le pays, et générateur de débats et d’une volonté de rebattre les cartes pour les offrir aux électeurs, Colectiv est un documentaire qui ne laisse personne indifférent. Vecteur de colère, de compassion, et révélateur du besoin de briser le silence complice sur nos manques d’humanité, le documentaire d’Alexander Nanau nous rappelle à nos devoirs et nos responsabilités avec brio.

L’Affaire Collective, réalisé par Alexander Nanau, écrit par Antoaneta Opri… 1h49
Sortie le 15 Septembre 2021