Lorsque nous avons conclu notre rétrospective consacrée à Dario Argento, s’amusant de sa fin de carrière et de son désespérément amusant Dracula, Occhiali neri venait d’être annoncé. Ce retour au Giallo en, l’un des genres phares du cinéaste italien, suscite autant d’appréhension que d’excitation. On sait pertinemment qu’Argento ne proposera pas quelque chose de grandiose, et l’on se conditionne d’avance à se dire que si c’est moins pire que les derniers, on s’en contentera. Au mieux, on pourra s’en amuser encore. Pourtant, comme cet ami avec qui l’on fait les quatre cent coups et que l’on suit dans chacune de ses aventures, il demeure une certaine joie à voir l’octogénaire faire fi de la qualité de ses propositions, et continuer à prendre la caméra, dix ans après son dernier méfait, pour nous raconter des histoires, déployer un style particulier qui peut tant magnifier des images dont il a le secret que s’enfoncer dans un mauvais goût horripilant, mais terriblement assumé. En cela, ce nouveau film s’inscrit forcément dans une certaine continuité, ce dont on a la persuasion dès les premières minutes du générique, lorsque la bande originale s’affuble d’une horrible Eurodance, qui ponctue toutes les scènes de meurtres. Arnaud Rebotini, à la partition, nous rappelle celle de Simonetti pour Card player, et déjà, les mauvais souvenirs surgissent. Sauf que cette excitation ressentie lors des premiers instants, celle qui nous invite à nous dire “On est clairement chez Argento”, n’est que de courte durée, tant dès l’exécution dudit premier meurtre – une prostituée qui sort d’un hôtel, attirée de force dans un buisson pour être égorgée à la corde à piano –, on voit (et surtout, on ne voit pas) le laborieux. Cette musique que l’on adore détester ne sera que la seule idée audacieuse, que l’on prend plaisir à retrouver par moments, les oreilles étant plus choyées que les yeux. Occhiali neri est mauvais, mais pas assez infect pour que l’on s’amuse. Occhiali Neri n’est pas aussi mauvais que redouté non plus. En somme, Occhiali neri n’est pas grand chose.
Une fois l’introduction passée, arrive Diana, enquêtrice en cheffe de notre Giallo mais aussi cible du tueur de par ses activités nocturnes. Elle parvient à lui échapper de justesse, ce dernier choisissant de se la jouer Boulevard de la mort plutôt que Jack The Ripper, mais y perd la vue alors que l’accident coûte également la vie à une famille d’origine chinoise, laissant le jeune enfant, Chin, en route pour l’orphelinat. C’est affublée de ses lunettes noires, d’un chien d’aveugle – amené pour l’occasion par Asia Argento dans un personnage à double fonction plus générique que jamais – et du petit Chin, qui s’enfuit du foyer de bonnes soeurs, qu’elle part à la recherche de son agresseur. Ce qui semblerait être le début d’une “bonne” blague fait surtout écho à l’un de ses premiers faits d’armes, Le chat à neuf queues. Que l’on se rassure, le tout est traité comme la bonne blague annoncée.

Ce qui marque en premier lieu, dans Occhiali Neri, ce sont les nombreuses possibilités à portée d’Argento, qu’il met progressivement sous le paillasson pour préférer d’autres aspects, bien moins reluisants. Le premier meurtre est à l’image de ces étranges choix qui animent le récit. L’égorgement, alors qu’il y a l’éternel gros plan sur les mains tenant la corde à piano en préambule, est totalement masqué par le buisson dans lequel la première prostituée est attirée, notre vue bloquée par ces feuilles encombrantes, qui n’apportent rien au cadre. En opposition, le corps sans vie de la jeune femme, à terre, est filmé frontalement, avec un beau zoom sur la plaie béante, ensanglantée. Dario Argento, peinant à construire des images qui impriment notre rétine, se découvre une passion pour les corps inanimés au sol, reproduisant le même plan chaque fois qu’un cadavre est découvert. On ne doute d’ailleurs pas de son implication à la mise en scène : si cette dernière ne convainc jamais, elle n’est en rien impersonnelle, et quelques tentatives se dénotent, source de notre incompréhension, mais surtout preuve d’un cinéaste qui tente des choses. La caméra subjective des yeux de Nerea, la chienne, fait partie de ces élans d’audace, mais révèle surtout que le cinéaste se questionne sur le regard et le point de vue à adopter.
Ce qui conduit à un étrange constat : jamais le point de vue de Diana n’est réellement abordé alors qu’il était la porte vers une dialectique visuelle intéressante. Choisir de déployer un personnage principal non-voyant était l’occasion de jouer sur le hors-champ, la perception des présences, mais avec ses cadres ouverts, les difficultés s’amenuisent. Argento n’a jamais brillé dans sa direction d’acteur·ices, mais atteint ici un stade parodique, donnant l’illusion qu’il a donné comme indication à Diana “T’y vois rien” et à Chin, dont les dialogues sonnent toujours faux, nous laissant presque penser qu’il peut y avoir un twist autour du jeune garçon, “Mets-toi là”. On voit donc Ilenia Pastorelli tâtonner dans tous les sens, et si elle nous laisse ressentir la peur du fait que la menace peut être n’importe où, ce n’est jamais un point de vue abordé par l’objectif. Combinée à cette absence d’implication dénotée dans la prestation du reste du casting – la direction hasardeuse n’est pas un hasard – l’empathie est difficile, et le suspense inexistant. Les ressorts sont aussi gros que la camionnette blanche du tueur, qui remplit tout l’espace lorsqu’elle apparaît. Tout est visible, à l’image d’une intrigue qui jamais ne surprend tant on l’a déjà vu maintes fois, et tant elle ne tente pas d’être racontée différemment. Seule originalité, ce qui commence tel un giallo se transforme en survival campagnard, dans une ultime scène où Nerea devient un clébard de Tchekoff. Un changement de style bienvenu, si on n’avait pas déjà regardé notre montre pour la dixième fois. 1h25 qui nous paraît interminable par son manque de rythme, un manque que l’Eurodance ne peut combler.

Occhiali neri n’a pas grand chose à proposer, mais ne peut décevoir pleinement puisque l’on ne s’attendait à rien. L’ombre du cinéaste, parfois sadique, parfois lubrique, plane, rappelant les instants de génie qui ont pu ponctuer sa carrière. Mais tel·les les fidèles que nous sommes, nous savons que si un nouveau projet voit le jour, nous irons heureux·ses, avec comme argument qu’à plus de 80 ans, papy fait encore des films. Gaspar Noé a tenté de le tuer, mais Dario Argento est en vie, et c’est déjà bien. On s’en contente.
Occhiali neri, de Dario Argento. Écrit par Franco Ferrini, Carlo Lucarelli et Dario Argento. Avec Ilenia Pastorelli, Asia Argento, Xinyu Zhang… 1h30
Sorti le 12 avril 2022