Révélé en 2021 dans l’hexagone par la Loi de Téhéran (sorti en 2019 en Iran), Saeed Roustaee s’est vite vu associer la carte de jeune prodige du cinéma iranien. Alliant virtuosité formelle des grands Friedkin et polars américains, avec la richesse et la rage d’un état des lieux social d’un pays qui bouillonne. Un an plus tard, Leïla et ses frères présenté en compétition officielle du Festival de Cannes 2022 passe la vitesse supérieure et s’élève comme une chronique familiale qui ne laisse aucun doute. La tragédie crée les plus belles œuvres.

À la découverte de La Loi de Téhéran, le choc fut total. Variations des genres entre thriller narco et cadres à la limite du documentaire, pour muter vers une étude de personnages qui offre la vision de deux figures que l’Iran broie. L’institution policière incarnée par Peyman Maadi, pressée pour sauver une carrière et déboussolée face à une situation incontrôlable, quitte à être constamment sur le fil de l’ordre. Et les voyous (Navid Mohammadzadeh), trafiquants pour s’offrir un semblant de vie rêvée et d’illusions d’ailleurs au détriment de petites vies humaines qu’ils brisent. Dans ce chaudron, aucun échappatoire n’est possible. Le peuple se meurt, la foule quasi-zombie guidée par la précarité se déverse dans les rues, le pays semble irrécupérable. Déjà Saeed Roustaee semble habité par une certaine forme de tragédie, d’un destin de personnages qui dès le départ court à sa perte. Avec Leïla et ses frères, le cinéaste fait place à l’ampleur familiale, qui brasse tous les maux d’un pays sous le microcosme d’une fratrie. À l’échelle même d’un appartement délabré, la cellule familiale se déchire, hurle, se trahit, espère puis perd tout espoir. La confrontation n’est plus entre deux frères ennemis, mais entre deux idées d’un même Iran. Entre volonté d’une modernité ambitieuse, et traditionalisme écrasant.

Esmail, le patriarche, conduit par la volonté d’avoir enfin un petit fils dans la famille, ne se rend pas compte que son unique fille Leïla est la seule à tenter de mener sa fratrie vers le fantasme d’un avenir radieux. Elle a un travail, elle est débrouillarde, elle pourrait avoir tout le bagage nécessaire pour s’en aller, quitter sa terre natale. Mais non, elle décide de rester, car soucieuse d’aider les autres, trouver une issue heureuse à son entourage qui ne cesse de tomber au fond des galères diverses. La condition féminine est réduite au simple fait qu’elle doit taire ses aspirations, alors qu’elle est la plus à même de réfléchir convenablement. Le patriarche est persuadé qu’il faut revenir aux pures origines d’un peuple pour rester sur le droit chemin, devenir le Parrain comme consécration ultime de la tradition persane.
Leïla et ses frères, c’est l’Iran. Un serpent qui se mord la queue, qui tente d’avancer avant de comprendre que la réussite ne s’embrasse qu’à condition de faire des sacrifices. La corruption qui a gangréné le pays, la crise économique sans précédent, et l’inflation causée par les discussions constantes sur l’accord du nucléaire iranien, ont détruit la classe moyenne. Au cours d’une séquence, les personnages sont stupéfaits de découvrir qu’un tweet virulent d’un peroxydé illuminé, qui s’est improvisé président américain, puisse causer des dommages aussi répréhensibles, telle une flambée du prix des pièces d’or. Dans une même famille, il existe un fossé entre cousins prospères sans pitié, et membres appauvris qui croulent sous les dettes. Durant 2h40 de long métrage, jamais le bavardage n’a semblé si percutant. Chaque réplique fait mouche, chaque joute verbale apporte un zoom sur des personnages qui chacun à leur manière tentent de survivre. Qu’ils soient odieux, détestables ou sympathiques, ils ont une cohérence et une logique dans leurs actes par le portrait qu’en dessine Roustaee. Brillant dialoguiste, metteur en scène et habile dans la rupture de tons. Il est très étrange et déconcertant au cours d’un espace minime de temps de passer d’un sourire d’une danse lors d’un mariage, à l’état de sidération et tension d’un coup de pression violent.

Évidemment, Leïla et ses frères, par son idée de convoquer la fresque familiale et la présence d’un patriarcat omniprésent tout puissant dans la pure tradition, peut être rapproché du Parrain de Coppola. À la coïncidence que les deux cinéastes réalisent leur œuvre respective à 33 ans chacun, il y a là plusieurs similitudes. Sous couvert des codes d’une saga criminelle et mafieuse, le monstre de Coppola s’attaque à la radiographie d’une famille d’immigré·es italien·nes bercée par des valeurs importantes. Faire chuter le chef, devenir Parrain à la place du paternel signifie reprendre un flambeau sur des mœurs passées qui ne correspondent plus au monde qui évolue. Qu’importe l’émancipation personnelle désirée, les circonstances tragiques et le berceau familial ramènent à une réalité qu’on a voulu fuir. Au travers du clan Corleone, c’est la société américaine, ses bouleversements et son histoire souvent douteuse lorsqu’elle s’accompagne de violence et racisme qui sont dépeints sur plusieurs siècles face aux racines conservatrices qui tentent de changer. Alors que les deux métrages prennent la cellule familiale pour la disséquer par des points de vue locaux, les récits deviennent universels. Le mythe familial c’est ce qui touche, qui remue, qui fait remonter les doutes, frustrations, les questions de confiance. La catharsis du/de la spectateur·ice qui lui offre une décharge émotionnelle et une façon de réfléchir et réagir en fonction du vécu. D’un côté grande fresque mafieuse, tragédie contemporaine. Les géants qui par la folie de toute-puissance finissent par organiser leur propre descente aux enfers. De l’autre, un drame-tragique d’aujourd’hui, plus terre à terre, qui ramène au social les angoisses de chacune et chacun. La situation économique iranienne n’est pas isolée, la classe moyenne qui s’appauvrit et la société qui se dégrade se retrouvent dans bon nombre de pays actuels touchés par la guerre, les divisions et l’inflation. Pour une question d’argent, nombreuses sont les familles qui implosent. Les regrets finissent par apparaître « Pourquoi je n’ai pas fait ça avant ? » « Pourquoi je ne suis pas parti ? ».
Au milieu de tout ça, le condensé de cinéma est immense. Leïla et ses frères s’accroche à ce qui fait la richesse du 7ème art. D’abord une histoire, qui par le plus petit des postulats devient un outil populaire. Cet outil raconte le monde, ausculte son époque, en jetant au visage des images éclatantes. Saeed Roustaee réussit son pari, et renoue avec une ambition cinématographique qu’on pensait désormais éteinte. Le grand récit d’antan ramené à son noyau personnel et intime qui au final nous concerne toutes et tous à notre manière. Magnifique.
Leïla et ses frères, écrit et réalisé par Saeed Roustaee. Avec Taraneh Allidousti, Saeed Poursamimi, Navid Mohammadzadeh… 2h39.
Sorti le 24 août 2022
[…] sombre que représente l’Iran, l’actrice Taraneh Alidoosti (tête d’affiche de Leïla et ses frères) récemment libérée après trois semaines de […]