Rétrospective Terry Gilliam #3 : Dépression, évasion

Figures de grands rêveurs, Terry Gilliam a trouvé son filon. Il le décline une nouvelle fois avec The Fisher King, lui valant les faveurs de la machine hollywoodienne qui lui propose par la suite un beau contrat juteux accompagné de stars de l’époque, le faisant foncer dans un nouveau cynisme et de nouvelles lubies.

1991 : Dégainer la justice sociale avec Le Roi Pêcheur

L’imaginaire est aussi un puissant atout lorsqu’il s’agit d’oublier sa réalité. Toujours dans cette thématique d’échappatoire par le fantasme irréel, Terry Gilliam offre une variation sur le thème de la repentance mais ancre également son récit dans un contexte social concret. Un héros totalement déconnecté des réalités – figure appréciée, que l’on retrouve sous une autre forme dans Brazil – qui se retrouve confronté à la cruauté du monde, et aux conséquences de ses choix et actions.

Jack (Jeff Bridges) est un animateur radio faisant son beurre sur son caractère dévergondé et un franc-parler l’amenant régulièrement à se moquer des auditeur·ices l’appelant pour lui demander conseil. Lors d’une émission, la moquerie de trop pousse un interlocuteur à sortir une arme et amorcer une tuerie dans un lieu public. Désavoué et profondément choqué par les conséquences de son attitude, Jack entre dans une phase dépressive, une profonde remise en question qui l’amène à croiser le chemin de Parry (Robin Williams), SDF lunaire obsédé par la quête du Graal – et se croyant lui-même chevalier –, ayant perdu son épouse lors de la fameuse tuerie. Jack se retrouve profondément lié à Parry, et tente de lui apporter de l’aide pour trouver dans les actes sa propre repentance.

La trame suit un plan logique. Jack tente premièrement d’offrir à son protégé des compensations matérielles, réglées par l’argent – seule monnaie d’échange de l’univers dans lequel il vit par son élévation sociale –, pour prendre conscience que c’est par la sincérité, et le rapprochement envers ces classes qu’il dénigre que le salut peut lui être offert. Une histoire classique, sur ce héros comprenant que l’intérêt matériel n’a aucune importance face au véritable sentiment, que l’on a vu bien souvent, et dans lequel Gilliam peut aisément insérer sa dimension imaginaire et fantasmagorique. Une histoire d’amour également, lorsque Jack doit aider à conquérir sa promise, et l’aider à se réintégrer socialement. Mais ce n’est qu’après une fausse victoire, ce moment où Jack pense avoir donné son dû et qu’il n’a plus rien à faire dans ces milieux défavorisés, qu’il comprend la véritable importance de sa quête initiatrice.

C’est dans le personnage de Parry, et ses obsessions, que l’originalité trouve son nid. Les passages fantasmés, où l’on voit une représentation abstraites des « petits êtres » qui lui parlent, mais aussi de cet étrange antagoniste, semblant un samouraï tout droit issu de l’ère Edo, qui le hante. Jack n’est évidemment pas victime de ces visions, mais doit s’affranchir de son incrédulité, se transformer en chevalier de la cause arthurienne, et aider Parry à dérober la célèbre coupe. Une psychothérapie commune, dans laquelle il doit comprendre, entrer dans les délires de son ami pour les rendre alors futiles. Mais également comprendre que cette once de folie est l’objet d’une fantaisie, et que l’intégration sociale ne passe pas forcément par les cases normatives. En cela, et si Terry Gilliam nous prévient des dangers concernant les gens beaucoup trop perdus dans leur imaginaire, il offre une nouvelle preuve d’amour à ces rêveur·ses compulsif·ves qui embellissent le monde.

1995 : La décrépitude fataliste de L’Armée Des Douze Singes

Ces mêmes rêveur·ses peuvent également être investi·es de cauchemars, et comme on a pu le voir dans Brazil, le cauchemar de Terry Gilliam est clairement social. Lorsqu’il décide d’adapter La Jetée de Chris Marker, ce sont toutes ses frayeurs dystopiques qui s’entremêlent, dirigent les visions et pensées cinématographiques vers un pessimisme certain. Alors qu’un virus a décimé la quasi-intégralité de l’humanité, contraignant le reste à se confiner sous terre au vu de l’atmosphère irrespirable à la surface, les survivants parviennent à maîtriser le voyage temporel, et envoient leurs prisonniers quarante ans plus tôt – moment-clé du massacre bactériologique – glaner des informations sur l’origine du virus et la possibilité de trouver un remède.

On suit James Cole, un des prisonniers – interprété par un Bruce Willis complètement déphasé et perdu face à l’ampleur des événements –, cobaye d’une de ces fameuses expéditions temporelles. Semblant totalement incohérent dans ses propos apocalyptiques face à un monde alors bien portant, il est rapidement interné dans un asile psychiatrique, où il rencontre Jeffrey Goines (Brad Pitt), à qui il parle de l’épidémie à venir. Allers et retours temporels, L’administration scientifique tentant de rectifier ses erreurs pour envoyer Cole à la bonne époque, en lui faisant enchaîner les allers-retours temporels, ce dernier se persuade progressivement que tout est dans sa tête, mais aussi qu’en se trompant d’époque, il a potentiellement généré l’idée du virus mortel dans l’esprit de Goines, lequel va désormais créer ce destin fatidique.

Épreuve de paranoïa totale alors que Cole court après le temps, accompagné par le docteur Kathryn Railly (Madeleine Stowe) qui commence à croire à son histoire improbable à mesure que lui commence à en douter. L’usage habituel des longues focales de Gilliam, privilégiant des plans toujours très rapprochés des visages, la caméra les dominant constamment par un angle biaisé, contribue à la sensation de malaise constant. Pas d’épisode d’hystérie collective provoquée par la propagation du virus mais une véritable expérience de folie humaine, où le seul homme qui sait pertinemment ce qui va arriver doit lutter contre un système qui ne peut décemment pas le croire. Pour autant, avec sa mise en scène forcenée et sa caméra constamment juchée au plus près des deux êtres paranoïaques, le cinéaste entretient cette sensation de chaos général, comme si cette populace qui vit son existence normalement est déjà en plein déclin, et que le futur dépravé que l’on entrevoit à peine lors de scènes nous vendant une ambiance loin d’être alléchante, est déjà à l’œuvre.

Les seuls repères et indices pouvant faire avancer les personnages se retrouvent dans les photographies, ramenant L’Armée Des Douze Singes à son influence principale, citée précédemment. Gilliam inspecte surtout l’humain, qu’il considère comme responsable de tout déclin à venir, mais pose une question sur la fatalité. Cet être conscient du festin funeste ne pouvant l’arrêter malgré toutes les informations dont il dispose nous montre que même si de nombreux choix étaient changés et que l’Homme pouvait changer nombre de ses dispositions, certains points sont fixés dans le temps et ne peuvent être évités. Le rêveur devient alors prophète d’une apocalypse, s’enfonce dans le nihilisme et ne se veut plus lanceur d’alerte. Au contraire, il nous dit ici que le sort de l’humanité est jeté depuis longtemps, que les points de non-retours sont dépassés dès que l’on a conscience de la fin, et qu’il est temps de regarder le monde brûler.

1998 : Poudre blanche inspirante avec Las Vegas Parano

Comment sortir de ce constat défaitiste, et retourner vers une note plus légère ? Cette note, atteinte plus haut avec Le Roi Pêcheur semble ne pas tant intéresser l’ami Terry, qui avant de retourner dans son analyse de la noirceur dans les contes, tape du côté du trip psychédélique sous acide tonifiant avec l’adaptation de l’étrange roman de Hunter S. Thompson, Las Vegas Parano. L’idée est simple : Raoul Duke (l’incarnation de Thompson, interprétée par Johnny Depp) et son avocat maître Gonzo (incarnation de l’avocat de Thompson, Oscar Zeta Acosta, mystérieusement disparu en 1974 et interprété par Benicio Del Toro) sont en voyage journalistique pour couvrir un événement sportif. Qu’on ne verra pas. Parce qu’on s’en fout. Parce que les deux gus ont dans leur valises un échantillon de toutes les drogues qu’ils ont pu trouver, ont clairement l’intention de les consommer en un temps record et de nous entraîner avec eux dans leurs délires hallucinatoires.

Plus qu’une virée en enfer, c’est un maxi best of des effets de style de Terry Gilliam, sous poudre blanche, qui nous est offert. Ces focales constamment collées aux personnages prennent tout leur sens, le malaise est complet, et il devient surtout, malgré un aspect malsain qui se développe tout du long, jouissif d’observer Raoul Duke déambuler à la recherche de sa propre raison. Le film se propose comme un enchevêtrement de saynètes, toutes de plus en plus absurdes, où l’homme perd de sa superbe pour devenir très rapidement cet être pathétique, cette larve en proie à la course vers sa prochaine sniffée. On assiste à la décadence complète, rempli de perversions sexuelles et exactions verbales, mais surtout à un foutoir sous contrôle d’un metteur en scène semblant totalement hors de contrôle. S’il est malin de se renseigner quant aux coulisses du film, et que le roman donne déjà matière à imaginer des folies fantasmagoriques à coup d’alchimie morbide, les soupçons quant à la sobriété de Gilliam, au vu du résultats, restent entiers. Il ne faut peut-être pas un drogué notoire, mais au moins l’esprit d’un fou, pour donner tant de vie à un tel ouvrage. Et compter sur des alliances improbables.

Car la force des visuels est ici renforcée par l’alchimie entre le duo de comédiens. Benicio Del Toro et Johnny Depp sont autant en roue libre que dans un jeu précis et entier, les deux étant investis dans leur personnage au point de tomber dans des retranchements qu’on ne leur imaginait pas. Si on connaît leur capacité d’entrer dans une surenchère excentrique – particulièrement Depp qui quand il n’est pas suriné par Tim Burton peine à renouveler ses cartes et joue de son côté décalé comme unique atout –, tout dépasse un tel niveau d’entendement que leur prestation surpasse toute espérance. L’impression de voir deux aliénés filmés à leur état naturel, qui nous entraînent dans leur délire tout en nous faisant comprendre qu’il va de notre santé mentale d’y rester extérieur.

Las Vegas Parano n’est pas tant une sortie de route, bien qu’elle pourrait en avoir l’aspect. Les deux personnages peuvent évoquer ces rêveurs de Gilliam qui se sont perdus dans leur amas de psychotropes censés les aider à alimenter leurs rêveries. On y voit la conviction qu’une réalité fantasmée, quitte à ce qu’elle en coûte bien plus que la notion même de réalité de son instigateur, est toujours plus charmante aux yeux du réalisateur que la morne existence. Loin d’être une incitation à s’empoudrer le nez – bien qu’il n’ait pas l’air contre l’expérimentation –, on y voit encore cet auteur qui nous invite à rêver, à se détacher des conventions pour s’apporter l’épanouissement par le décalage.

Le roi pêcheur, avec Jeff Bridges, Robin Williams, Amanda Plummer… 2h15
Sorti le 2 octobre 1991

L’armée des 12 singes, avec Bruce Willis, Brad Pitt, Madeleine Stowe… 2h10
Sorti le 28 février 1996

Las Vegas parano, avec Johnny Depp, Benicio del Toro, Christina Ricci… 1h58
Sorti le 19 août 1998

En complément de cette rétrospective, vous pouvez retrouver ici l’auteur de ces lignes invité chez Souffleur de coffrets dans une vidéo haute en animations, qui aborde toute la carrière de Terry Gilliam !

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