Depuis quelques années, Justine Triet a réussi à s’imposer dans le paysage cinématographique français avec des propositions très singulières. Déjà présente en Compétition officielle au Festival de Cannes en 2019, c’est aujourd’hui la consécration pour la réalisatrice qui remporte la Palme d’or avec Anatomie d’une chute, nous rappelant que le cinéma français sait faire de belles choses et que le regard des réalisatrices sur l’amour et le couple est primordial.
Dans un climat familial semblant étrangement tendu – l’interview de Sandra, écrivaine, qui élude les questions tandis que le mari met volontairement la musique forte pour déranger l’entreprise -, le petit Daniel, 11 ans et malvoyant, sort le chien pour sa balade quotidienne dans les montagnes. À son retour, le comportement du chien lui fait comprendre que quelque chose cloche. Le corps de son père gisant au sol dans une mare de sang est retrouvé devant la maison. La police s’empare de l’affaire en se posant une seule question : homicide ou suicide ? Avec inévitablement sa mère comme première suspecte de l’enquête, Daniel assiste tout au long du procès à la dislocation de sa famille et du lien qui semblait unir ses parents.

En l’espace de quelques mois, les cinéastes français·es s’emparent du film de procès, et ce pour le meilleur. Récemment, c’était Alice Diop et Saint Omer qui entamaient les hostilités. Cédric Kahn de son côté a décidé de mettre en image Le procès Goldman (présenté à la Quinzaine des cinéastes cette année également) à travers l’aspect purement politique et judiciaire. Justine Triet se penche ici sur les conséquences du procès, et la forme de fiction qu’elle peut apporter au cours des témoignages. Tout est fait pour que nous doutions au même titre que Daniel. Nous ne faisons premièrement connaissance que de Sandra, mère de famille qui – au travers de son regard terne – laisse à deviner qu’elle n’est pas forcément heureuse. Très cultivée et vive d’esprit, elle ne se laisse jamais déstabiliser par qui que ce soit, et c’est peut-être cette froideur à l’égard de l’affaire et de son mari décédé qui provoque les soupçons de l’avocat général. Sandra Hüller n’aurait pas volé un prix d’interprétation féminine tant sa partition au cordeau est impeccable de bout en bout. Stoïque, résignée, toujours amoureuse, inquiète… tout se retranscrit dans le visage de l’actrice. La barrière de la langue que crée la réalisatrice (Sandra est censée répondre en français pendant tout le procès mais est obligée de repasser à l’anglais dès que les réponses sont trop compliquées à prononcer) est un point également intéressant dans le sens où elle crée un niveau d’incompréhension en plus avec ses adversaires. Quant au mari qui apparaît un peu plus loin dans l’équation en chair et en os à travers les souvenirs de Sandra – et des retranscriptions audio entendues au tribunal -, il redistribue les cartes du gentil et du méchant dans cette affaire. C’est à ce moment que Justine Triet se pose la question de l’égalité dans le couple. Si dans la meilleure des utopies les charges mentales/physiques/financières sont réparties équitablement entre les deux partenaires, la réalité est souvent toute autre, à cause d’une différence de salaire, de problèmes personnels, d’affinités, etc. La réalisatrice inverse les rôles avec une mère de famille écrivaine et reconnue et un père de famille professeur, qui donne cours à leur fils et qui est en mal d’inspiration. Ici il n’y a point d’homme fort mais on parle d’une femme forte qui prend ce qui est à elle sans forcément demander l’autorisation, s’estimant dans son droit le plus total. Une attitude qui peut être déroutante et qui est d’ailleurs questionnée tout au long du procès.
Le point de vue le plus intéressant reste celui de Daniel. En plus du deuil de son père, il assiste impuissant au procès de sa mère et à la découverte de tous les secrets que pouvaient cacher le couple, financièrement, psychologiquement ou sexuellement. En adoptant son point de vue on crée une véritable empathie envers ce garçon (remarquablement interprété par Milo Machado Graner) qui, à mesure du procès, devient le véritable centre d’attention et des disputes du couple. La seule question qui reste est de savoir s’il croit sa mère coupable ou non. C’est désormais le dilemme d’un enfant de 11 ans qui doit choisir un camp.

Justine Triet s’est accompagnée d’Arthur Harari pour le scénario (à qui on doit le merveilleux Onoda et qui, fait hasardeux, apparaît également dans Le procès Goldman) et à elleux deux, le miracle opère. Une écriture intelligente qui sublime le phrasé et le langage verbeux (notamment incarné par un Antoine Reinartz monstrueux) tout au long du procès qui résonne avec le métier d’écrivaine de Sandra. Car si elle écrit des fictions (souvent inspirées de sa vie), c’en est une autre qui est en train de se dessiner entre les quatre murs du tribunal. Les faits sont évoqués, et s’imbriquent dans une réalité qui pourrait être toute autre tant il y a forcément une part de fiction dans ce qui est décrit, de ce qu’aurait pu penser Samuel, de qui a porté le premier coup à l’écoute de l’enregistrement de la dernière dispute… La vérité est un récit comme un autre qui se retrouve forcément déformé lors d’un procès puisqu’elle n’appartient plus seulement à l’accusée et à sa famille mais à toutes les personnes présentes dans le tribunal.
Cela faisait un moment que nous n’avions pas eu une belle Palme d’Or qui nous pousse à la réflexion en tant que spectateur·ice mais également acteur·ice de notre propre vérité. Anatomie d’une chute est aussi bien interprété qu’il est écrit, dramatiquement juste et nous confirme que Justine Triet est une grande réalisatrice qui sait en plus prendre parti quitte à méchamment titiller le Gouvernement. Et rien que pour ça on applaudit, très fort.
Anatomie d’une chute, de Justine Triet. Écrit par Arthur Harari et Justine Triet. Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner… 2h30
Sortie le 23 août 2023
[…] festival de Cannes, Ceylan explore la difficulté de juger un être. Samet tout comme Sandra d’Anatomie d’une chute sont des personnages complexes, ambigus et paradoxaux à l’image de la nature humaine. Remplis de […]