Depuis quelques années, le cannibalisme dans le cinéma d’horreur semble connaître un regain de popularité. Des dizaines de métaphores peuvent être tirées de l’acte même, que cela concerne le capitalisme soit une idée d’exploitation ultime, l’homosexualité (appétits interdits) ou simplement l’amour, faire de l’autre une part totale de soi-même. Le sous-genre est riche mais peut-être n’a-t’il jamais été exploité aussi radicalement que dans Yellowjackets, série Showtime diffusée depuis 2021. Nous y découvrons l’histoire d’une équipe de football féminin des années 90 dont l’avion s’écrase en pleine forêt. En parallèle, nous suivons les personnages adultes vingt ans plus tard faisant face à une mystérieuse menace.
Comme dit plus haut, le cannibalisme dans la fiction peut être véhicule de plusieurs métaphores identitaires (Grave ou encore le récent Bones and All), romantiques (Hannibal) ou même revanchardes (Jennifer’s Body). Yellowjackets utilise le choc de cet acte pour présenter l’adolescence et la perte d’innocence. Manger devient moins une nature inhérente qu’un acte d’adoration qui remet le tout dans son aspect littéral : les filles mangent pour que leur repas deviennent une part d’elles-mêmes et pour l’honorer. Les corps ne sont pas déshumanisés comme ils peuvent souvent l’être dans le cinéma d’horreur. Il est d’ailleurs intéressant de voir que les repas sont constamment mis en scène sous forme de bacchanale, où l’on perd le sens de soi dans la nourriture consommée. Peut-être dévorent-elles leurs morts par revanche envers la société qui les relèguent au second rang, mais cette société-là n’a plus d’importance face à l’ordre qui s’est mis en place dans leur groupe de survivantes. Dans Bones and All, la scène la plus marquante de cannibalisme est filmée comme un acte d’amour ultime, le visage de la victime étant plus déformé dans une expression extasiée qu’horrifiée. Dans Yellowjackets, l’horreur pure de la scène est entremêlé par ce que ressentent les filles ; l’euphorie de la bacchanale, d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi-même. Il n’est pas étonnant de retrouver à la réalisation Karyn Kusama, déjà au volant de Jennifer’s Body.

Là où dans le paysage culturel le cannibalisme représente le désir (on peut citer entre autres, Hannibal et même Dracula si l’on considère l’acte de boire le sang d’un humain comme une forme cannibalisme), chez les Yellowjackets, l’acte a un aspect beaucoup plus pur. Il représente l’extrême de l’amitié féminine dans une hiérarchie masculine, qui cannibalise psychologiquement avant de le faire littéralement, comme le montre très bien la relation entre Jackie et Shauna, miroirs ennemies et amies. Bizarrement, il y a une façon dont la société nous conditionne à nous manger les un·es les autres dès le jour de notre naissance. Nous prenons une part de l’autre pour la faire nôtre et ce dans chacune de nos relations. Les femmes se nourrissent les unes des autres tout le temps comme la société le veut. Yellowjackets concerne ce qu’il se passe lors du moment vicieux où la bacchanale est terminée et où nous devons en subir les conséquences. D’une manière moins horrifique, ce qu’il se passe quand l’accès de rage dévorante de l’adolescence s’étiole. La série accomplit ce parallèle avec brio en mettant en abyme cet acte avec la vie des survivantes adultes vingt ans après. Comment vivre avec ce traumatisme ?
Il serait difficile d’échapper à l’aspect charnel du récit. Ainsi, la série ne dérobe pas à l’horreur de ses évènements et se veut assez graphique. Cela vaut aussi bien pour les scènes de cannibalisme que pour la situation des personnages. Toutes sont offertes à l’immensité de la nature et la caméra ne les enferme quasiment jamais dans le cadre, à l’opposé de leur versions adultes toutes emprisonnées. Il y a une mélancolie sous-jacente à ces scènes modernes. Tout est plus terne, plus morne, au contraire de la forêt où les rescapées survivent, magnifiée de manière presque insolente. C’est presque comme si les versions adultes venaient à regretter leur temps de survie. Dans ces rôles complexes, il est bon de noter que l’ensemble du casting s’en sort de manière phénoménale. Force du scénario, certaines ressortent plus que d’autres, notamment Ella Purnell, Christina Ricci et Melanie Lynskey.

Yellowjackets se distingue de la vague de films et séries du sous-genre par son écriture en jouant sur l’horreur du cannibalisme pour présenter la complexité des relations féminines. La série s’affiche en exploration fascinante du deuil et de la difficulté du passage à l’âge adulte, le tout appuyé par un casting talentueux et une mise en scène accentuant la dualité du récit.
Yellowjackets créé par Ashley Lyle et Bart Nickerson. Avec Sophie Nélisse, Christina Ricci, Sophie Thatcher.
2 saisons disponibles en intégralité sur Canal+.