Attention, cet article est rédigé par trois de nos auteurs. Les crédits sont en fin de texte.
Après un début de décennie plus bancal, entre œuvres imparfaites et succès commerciaux aux abonnés absents, Brian De Palma revient en grande forme avec un triptyque démentiel. Une réflexion quant à un Tony Montana repenti, lui donnant l’occasion d’offrir à Al Pacino l’un de ses plus grands rôles, l’adaptation impossible mais spectaculaire d’une série culte, et un trip sous acides avec un Nicolas Cage survolté dans les couloirs du casino d’Atlantic City. Cinq ans pendant lesquels il semble au sommet de son art, et reprend du galon au sein de l’industrie.
L’Impasse (1993)
Difficile de parler après la découverte de L’Impasse de répétition alors même que certaines de ses bases auraient pu confirmer ses soupçons. Une chute, Al Pacino, Brian De Palma… Certains crieront à Scarface, peut-être plus inscrit dans la pop culture par sa reprise de codes alors que ceux-ci soulignent la déchéance du personnage et non son iconisation. L’Impasse va dans une autre orientation car la descente de Carlito est plus cruelle encore. C’est l’histoire d’un démon qui aimerait redevenir humain mais n’y est pas autorisé, forcé de reprendre du service et de retomber dans la violence dont il espère s’extraire. Tout vêtu de noir, il se sait ange de la mort et même en essayant de se défaire de son influence, n’a d’autre choix. Le film s’entame d’ailleurs sur sa fin, annonce amère du sort de notre héros qui fait résonner tout au long du métrage une forme de désespoir sourd.
Carlito, il rêve d’ailleurs. Sa liberté entre les mains, il veut partir loin de ce climat belliqueux qui l’étouffe, loin de cette image qui l’entoure dans son quartier. Brian De Palma parvient par sa maîtrise de la composition à capter cet espoir triste, ce doux rêve que l’on sait impossible mais dont Carlito ne voudra jamais se défaire. Sur-cocaïné dans Scarface, Al Pacino trouve en ce personnage un chagrin prenant, ses yeux toujours accablés s’habillant par instants d’un certain optimisme avant que celui-ci ne retombe aussi vite qu’il est arrivé. L’acteur y est sublime par ses failles, et sa prestation porte déjà le film sur ses épaules d’argile, prêtes à vaciller malgré l’envie de ne pas rechuter.

On étouffe, on suffoque en permanence en suivant ce futur mort qui souhaite pourtant vivre. L’Impasse du titre français (ou Carlito’s Way – La voie de Carlito – dans sa version originale), c’est cette route de sang dont il ne peut se détacher et qui continue perpétuellement à le salir, même sans son accord. Il est accompagné pourtant de celle qui peut l’en libérer, ange de son démon, lumière dans cette ruelle sombre que constitue son existence. Et si leurs regards sont salvateurs, leur romance libératrice, rien ne peut sauver notre héros. Tu ne peux échapper au mur vers lequel tu fonces, Carlito, et voilà ta tragédie.
Car comment décrire L’Impasse sans user de ce mot, tant celle-ci est permanente tout au long du récit ? Brian De Palma magnifie Al Pacino tout en n’échappant pas à son questionnement sur la violence, filmé par moments avec divertissement telle cette poursuite finale, mais toujours avec de l’impact, le rouge salissant aussi bien les yeux du public que les mains de nos personnages. On en sort accablé, comme après un réveil forcé alors que le rêve qui nous animait était si doux et merveilleux. C’est donc le bon moment pour se confronter à l’impossible avec une licence connue…
Mission : Impossible (1996)
En effet, malgré toutes les qualités évoquées précédemment, L’Impasse est un échec relatif à sa sortie, plaçant De Palma dans une situation délicate. Il est contacté par Tom Cruise pour remplacer Sidney Pollack sur le projet d’adaptation en long-métrage de la fameuse série Mission : Impossible. S’il s’agit là d’une commande, elle est en réalité une opportunité folle. Il ne connaît pas la série mais le genre du film d’espionnage l’intéresse depuis toujours, correspondant parfaitement à ses obsessions. Filatures, observations, scènes de tension, tout ceci parsème son cinéma depuis Murder À La Mod et il s’avère être l’homme de la situation. Après des premiers essais quant à l’histoire proposé par Steven Zaillian, il s’épaule de David Koepp pour étoffer les personnages et rendre l’histoire passionnante. Cette collaboration permet au cinéaste d’avoir une base solide, collant à ses envies – il souhaite tourner une grande partie de l’intrigue en Europe –, et à celles des producteurs, dont Tom Cruise, autour duquel tout doit s’articuler.
Dès le début, De Palma fait parler sa maestria avec une scène collant à l’esprit de la série originelle tout en révélant une grande puissance cinématographique. Cette introduction lance le bal d’un festival de séquences de tension et de spectacle. Ici, le cinéaste s’amuse comme un petit fou. Disposant d’une grande liberté et d’un budget très confortable, on a l’impression de voir l’expression de fantasmes d’un gamin biberonné aux images. Il rivalise d’ingéniosité pour donner un souffle épique à cette histoire d’espionnage et iconiser le personnage d’Ethan Hunt, campé par un Tom Cruise pas encore suicidaire au niveau des cascades mais déjà bien en jambes. Mais, c’est peut-être là la limite de tout ceci. On en prend plein les yeux certes, et Cruise est parfait dans ce rôle d’actioner intrépide, mais c’est au détriment des autres personnages. Ils ne sont pas vraiment utilisés et servent essentiellement de fonctions primaires. Seule Emmanuelle Béart a une véritable importance mais le semblant d’idylle avec le héros ne convainc pas, suintant l’artificialité. Pour le reste, et malgré une distribution de haute volée, Jean Reno, Jon Voight ou encore Ving Rhames n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent.
Toutefois, cela importe peu. De Palma transcende globalement son sujet par son style visuel qui se ressent à chaque instant. L’influence hitchcockienne est très présente et jouissive, il distille ses éléments progressivement et nous maintient captivés. Le réalisateur privilégie l’espionnage à l’action (tendance qui s’inverse avec les opus qui suivront) mais mêle les deux très efficacement. Certaines scènes sont brillantes, à l’image de l’infiltration de Tom Cruise suspendu à un fil – faisant référence à Topkapi de Jules Dassin –, ou la fin avec cette attaque d’hélicoptère qui, bien que pouvant sembler ridicule, reste toujours impressionnante une vingtaine d’années après. Ainsi, avec Mission : Impossible, De Palma tutoie les sommets d’un genre et connaît son premier carton commercial, ainsi qu’une belle reconnaissance critique, particulièrement en France. Grâce à ses plus de 450 millions de dollars de recettes à travers le monde, il reprend de l’importance au cœur de l’industrie et décide de repartir de plus belle, embarquant à nouveau David Koepp avec lui, pour nous offrir une virée à Atlantic City aux côtés de Nicolas Cage.
Snake Eyes (1998)
À virée, on pourrait ajouter le terme « sous coke ». Durant un plan séquence dont on imagine déjà les séances d’arrachage de cheveux tant il est virtuose, Brian de Palma nous plonge corps entier dans l’univers des feux éphémères, des paillettes clinquantes et de l’hypocrisie notoire. Le Casino d’Atlantic City, possédant en ses intérieurs un hôtel, mais également une salle omnisports dans laquelle s’apprête à se dérouler un match de boxe, représente alors un décor idyllique, dans lequel le réalisateur s’amuse à faire déambuler sa caméra. Pour orchestrer le tout, c’est Rick Santoro (Nicolas Cage), qui mène la danse.
À celles et ceux qui trouvent que le jeu de Nic Cage est souvent excentrique, parfois surjoué, Snake Eyes va faire déborder la colle des orbites. Rick Santoro est l’archétype parfait de celui qui se prend pour le Roi du monde, ce flic pourri jusqu’à la moelle qui se croit tout permis et pense avoir tous les accès dans cette Babylone du mauvais goût, où tout le monde – ou presque – marche dans ses combines. Le plan-séquence – certes remanié, mais l’illusion est parfaite – renforce cette sensation de toute puissance, de cette effusion de personnes avec lesquelles Santoro interagit, parfois avec difficulté, et magouille. Cette énergie constante, ponctuée par la foule, l’ardeur folle qui s’accentue dès le début du combat de boxe, tout s’arrête net lorsque, profitant de l’engouement général, un tir survient de nulle part et assassine le Secrétaire à la Défense des États-Unis.
Il est assez amusant de replacer Snake Eyes dans la filmographie de Brian de Palma, qui retrouve ici les obsessions qu’il dévoile déjà dans Greetings. Le complotisme, qu’il traduit par l’assassinat de l’homme politique, rappelant celui de JFK, mais aussi ses délires voyeuristes. Ici, l’intrigue ne peut avancer sans s’enquérir de chaque regard, du moindre petit observateur, qu’il soit humain ou fictif, alors que les caméras deviennent des personnages à part entière. Santoro déambule de plus belle, passe de témoin en témoin, s’enquiert de la moindre information avec son énergie représentative mais avec une émotion différente, plus intègre. Au même titre que les antagonistes, ayant préparé leur coup avec minutie et le voyant comme un flic malléable que l’on pourrait acheter en un clin d’œil, il surprend par sa soudaine volonté de mettre les pieds dans le plat. Son terrain de jeu, qu’il connaît en détails, devient sa piste de chasse.
Snake Eyes va à 300 à l’heure. Constitué de diverses versions de la même histoire, construites sous formes de flash-back où les pièces du puzzle s’éclaircissent avant de s’assembler, il ne laisse aucun moment de répit et joue de rebondissements constants. De Palma se donne un malin plaisir à multiplier les sous-intrigues, à changer de façon de filmer selon les personnages ou angles pris – la caméra subjective sur le combat de boxe, moment fantastique –, mais aucune piste avancée n’est laissée au hasard, chacune ayant son importance pour reconstituer la fresque. Les points de vue d’abord narrés deviennent donc des figures actives de l’intrigue, leurs nouvelles actions influant sur la suite autant que leur récit passé enrichit le mystère autour du meurtre. On passe de l’enquête à la chasse à l’homme, Santoro devant lutter pour sa survie et faire éclater la vérité à mesure qu’il découvre quels sont les enjeux.

Huis clos dans un environnement varié et gigantesque, Snake Eyes joue la carte du polar viscéral aux tons multiples. Une spirale infernale dans laquelle on est entraîné sans bouder son plaisir, incluant même certaines facilités scénaristiques dans le charme de son récit. Surtout, une leçon de mise en scène, jouant avec le hors champ, qui nous pousse à être observateur de chaque élément que l’on pourrait rater. Un film ludique, en somme. Après le lieu unique et restreint, c’est la folie des grands espaces qui embarque De Palma. L’heure pour lui de tenter le récit de science-fiction épique et contemplatif quant à l’immensité des choses. Une histoire pour le prochain article…
Crédits rédaction : L’Impasse : Liam Debruel
Mission Impossible : Élie Bartin
Snake Eyes : Thierry de Pinsun
L’impasse, avec Al Pacino, Penelope Ann Miller, Sean Penn…2h23
Sorti le 23 mars 1994
Mission : Impossible, avec Tom Cruise, Emmanuelle Béart, Jean Reno…1h50
Sorti le 23 octobre 1996
Snake Eyes, avec Nicolas Cage, Gary Sinise, John Heard…1h38
Sorti le 11 novembre 1998