Après une trilogie de films qui confère autant admiration, dégoût, et entre-deux révoltant, Gilliam cherche tant à se renouveler, renouant avec de nouveaux liens passés, qu’à clore des boucles entamées depuis bien trop longtemps. En témoigne son ultime diptyque, qui fait autant référence à Brazil qu’à Münchhausen, accompagné d’un affront direct à ce système qui l’a éreinté de tous bords.
2013 : Big Brother is still watching you avec Zero Theorem
Qohen Leth (Christoph Waltz), un informaticien excessivement introverti et très étrange, vit reclus, désireux de ne pas se mêler au monde qui l’entoure, qu’il ne comprend pas et qu’il trouve oppressant. Tentant de convaincre ses supérieur·es hiérarchiques qu’il sera bien plus productif de chez lui, il se voit confier une mission par Management, le patron qui surveille les faits et gestes de chacun·e de ses employé·es, qui lui permet de rester chez lui : découvrir, en utilisant les algorithmes qu’il a lui-même établis, le sens de la vie. Une mission bien étrange, que Leth prend très à cœur, mais qui est rapidement perturbée par des intervenant·es dont on ignore le but.

Par la façon dont Terry Gilliam nous présente un personnage abandonné, laissé à sa condition par des patron·nes qui ne le considèrent pas et lui donnent une mission impossible à réaliser, il nous met face à un miroir intéressant. Qohen Leth, d’une certaine manière, c’est lui ; il dénonce les studios quant à la façon dont nombre de ses tournages ont été une expérience rude. Ce personnage à qui l’on dit « fais ton truc dans ton coin et ne nous dérange plus » rappelle les coupes budgétaires, les abandons en milieu de projet, les problèmes de droits et de producteur·ices qui décident de mettre des bâtons dans les roues à la dernière minute, la manière dont constamment, on lui a fait comprendre que pour faire exister son œuvre, il faut qu’il se débrouille de lui-même. La solution pour Qohen ? S’évader dans son imaginaire, se permettre de se projeter dans un univers singulier, qui lui appartient, et où il choisit lui-même les termes.
C’est là qu’intervient le personnage de Bainsley (Mélanie Thierry). Jeune fille engagée pour divertir Qohen, qui vend ses faveurs via une interface numérique, elle en devient rapidement le fantasme, qui est autant réel que façonné par son imagination. Il en vient une question essentielle : Qohen Leth cherche-t-il le sens de la vie, ou doit-il trouver le sens de la sienne ? Se dresse un parallèle immédiat avec Brazil. L’entité suprême représentée par Management, qui correspond au Big Brother, et le monde imaginaire, seule bouée de sauvetage de celui ne peut survivre dans un monde qui ne le voit que comme une donnée rentable. On le voit à travers les divers bilans psychologiques que notre héros passe, imposés ou non. Dans une première séquence – permettant d’entrevoir Peter Stormare, Ben Whishaw et Sanjeev Bhaskar dans des caméos amusants –, le malaise de Qohen est ignoré tant son corps est, selon l’œil médical, apte à la productivité. Les interventions du Dr Shrink-Rom (Tilda Swinton) – utilisation une fois encore littérale d’un prénom-fonction, qui comme Management rappelle la dystopie orwellienne – sont autant de tentatives de décourager Qohen, lui faire croire que ses divagations ne sont pas bonnes pour lui, pour lui retirer son statut humain, le transformer en machine à rapporter des billets verts. À l’image de Sam Lowry qui abandonne son combat pour vivre dans ses fantasmes, Qohen comprend rapidement qu’il doit sacrifier son corps et sa santé pour faire survivre son esprit, seule once de liberté qu’il peut espérer atteindre.

Gilliam joue une fois encore la carte des quêtes existentielles, dans un récit haut en couleur qui joue de son petit budget pour toujours apporter des idées visuelles innovantes. Plus que la quête du sens de la vie, c’est envers la quête de sens de son œuvre qu’il s’interroge. Comment, et surtout pourquoi, s’obstiner à créer lorsque tous les astres sont contre vous et que des forces supérieures tentent de vous convaincre qu’il est temps de lâcher prise ? Comme Qohen, Gilliam ignore, s’enferme dans son microcosme et choisit de continuer à vivre selon ses passions et ses préceptes. Et même si nous y voyons une logique de calendrier, d’un projet qui a enfin pu se concrétiser par un concours de circonstances cette fois-ci chanceuses, voir L’homme Qui Tua Don Quichotte devenir le prochain projet du britannique est lourd de sens. Zero Theorem l’annonce d’une certaine manière. Malgré les obstacles et les preuves que peu de choses lui permettront d’accomplir ce dessein, c’est porté par sa conviction et sa folie qu’il parviendra à le mener à bien.
2018 : 25 ans de travail pour L’homme qui tua Don Quichotte
On rigole devant ce panneau qui annonce le nombre d’années qui séparent l’amorce du projet de son accomplissement final, que l’on imagine brandi par un réalisateur fier de voir sa lubie accomplie. Car, avant de découvrir ce dernier (?) métrage, il est de bon ton d’en connaître le contexte. Point besoin de le résumer ici, même si nous en disséminons quelques bribes, mais plutôt un conseil, celui de vous jeter sur Lost in la Mancha, un documentaire aussi grandiloquent que tout ce qu’il raconte paraît improbable. Avec Münchhausen, avec ses compères de The fisher king, et avec certains aspects de chacun des personnages qu’il a filmé au cours de sa carrière, Gilliam s’est souvent réapproprié l’œuvre de Cervantes, probablement le roman qui détermine le mieux ses obsessions. Menteur compulsif, aventurier vaillant qui ne recule devant rien, tant devant ses réels obstacles que ceux qu’il s’imagine, passeur de vers de ses propres histoires fabuleuses, à mi-chemin entre le vécu réel et ses exagérations, le Don est un avatar du réalisateur, un alter-ego dont il ne s’est jamais vraiment débarrassé, et qu’il se devait de peindre sur la toile blanche avant de tirer sa révérence.

Si l’on a longtemps fantasmé ce qu’aurait pu être l’adaptation avortée, L’homme qui tua Don Quichotte en est probablement sa vision la plus éloignée. La folie insufflée par Gilliam dans sa mise en scène est celle convoquée par les années de déboires, de tentatives inlassables de relancer une machine qui n’a eu de cesse de lui rappeler qu’il était temps de lâcher la barque. Production impossible, casting qui se délite, abandonnant le navire. Que dire de l’annonce du cancer qui foudroie John Hurt quelques semaines plus tard, alors qu’il vient d’annoncer qu’il allait endosser le rôle ? Plus qu’un réalisateur maudit, c’est le rôle lui-même qui tient ce destin funeste entre ces mains, difficile à satisfaire tant il semble avoir ses propres exigences. Après Jean Rochefort, Robert Duvall ou même Michael Palin – tant qu’à faire, autant rappeler les copains –, devant tant de refus, d’indisponibilités et de coups du sort, Gilliam se tourne pour incarner son chevalier décharné vers celui qui lui a offert l’un de ses plus beaux premiers succès : Jonathan Pryce, le Sam Lowry de Brazil qui était déjà venu faire un coucou pour les Frères Grimm, et qui retrouve ses talents de rêveur. Lorsqu’on le voit dans la peau de Don Quichotte, le choix semble évident, et l’on se plaît à affirmer que les problèmes qu’a rencontrés le tournage étaient peut-être des signes du destin.

Gilliam mêle donc des pans de son histoire à la narration de son film. L’histoire de Toby, ce réalisateur venu en Espagne réaliser son film d’étudiant, animé de passion, et qui retourne dans les terres de ses premières amours avec une mentalité bien différente. Désormais à la solde de ses producteur·ices, qui ne lui exigent que des produits commerciaux, il a depuis longtemps oublié son statut d’auteur et sa passion pour les belles fresques. Une façon pour Gilliam de se faire amende, d’évoquer les rares fois où il a cédé à des demandes qui brouillaient sa vision ? Très probablement. Toujours est-il qu’en revenant dans ses chères contrées, Toby se heurte à un passé qui le rappelle à la raison. Ou plutôt à la folie, celle qui pousse les esprits à créer, à inventer des mondes, loin des standards sociaux ternes et identiques. Il renoue des liens depuis trop longtemps enfouis, avec eux la souffrance qu’il a engendrée lors de son premier passage. Celle d’Angelica, à qui il a promis monts et merveilles, et qui se retrouva dans les pires situations pour devenir l’actrice décrite par cette fausse idole. Celle de Javier, ce pauvre cordonnier à qui il a confié le premier rôle de son film d’antan, et qui a sombré dans la folie depuis, persuadé d’être réellement Don Quichotte. Ce sont les retrouvailles entre les deux hommes qui lancent l’aventure, un immense récit qui reprend les diverses saynètes du recueil de Cervantes, en n’oubliant jamais de les moderniser, mais aussi de les contextualiser dans le carcan cinématographique, faisant du film de Toby l’œuvre vectrice de vocations elle-même.
Les outres de vin que l’on perce tels des ennemis venus assaillir le chevalier, les moulins monstrueux, le cheval vers la lune, tant d’épisodes repris et jouant avec la constante dualité, qui fait une fois encore somme dans l’esprit du réalisateur : Mieux vaut vivre dans une utopie narrative, être le héros d’aventures grandiloquentes, que de résoudre à une vie morose. Par certains dialogues, on sent que Javier a conscience de sa réelle condition, mais accepte à bras ouverts cette folie qui lui permet d’exister, d’être reconnu, et surtout, d’avoir la force de raconter. Terry Gilliam répond ainsi à celleux qui ont pu l’accuser de ne jamais raconter d’histoires réalistes, en disant que le fou souhaitant s’envoler dans son imagination est en chacun·e, et qu’il ne suffit que d’une stimulation pour le réveiller, et fondamentalement s’éveiller. Le parcours est celui de Toby, ce Sancho Panza désarçonné, qui a perdu tout sens de la fantaisie en s’accrochant au monde commun, qui n’a rien à lui offrir. En renouant avec le Don pour tenter de le ramener à la raison, il embrasse son caractère affabulatoire, devenant à son tour le chevalier de la mancha. Le récit humain planqué dans la grande fresque, qui passe son temps à brouiller les pistes, préférant s’axer en saynètes, pour ne dévoiler sa force évocatrice qu’en dernier lieu.

C’est d’ailleurs dans cette grandiloquence que le cinéaste nous perd quelque peu. Si l’on retrouve son goût pour le burlesque, et un bordel organisé constant, sa mise en scène perd en soin, rendant beaucoup de séquences difficilement appréciables. On retrouve par ailleurs les défauts qui faisaient déjà l’identité de Gilliam, notamment sa sous-écriture des personnages féminins. Si Angelica a ses propres enjeux, et parvient à se détacher bien que cantonnée au rôle d’intérêt amoureux de Toby, on retrouve dans le personnage de Jackie, l’épouse du producteur (interprétée par Olga Kurylenko) la même nymphomane assoiffée du même Toby, qui ne se définit que par ses pulsions sexuelles. Un personnage certes mineur mais dont les scènes apportent la gêne. Sans que tout cela n’offusque face à la grandeur du métrage, et l’improbabilité de son accomplissement, ces quelques bémols – qui se remarquent un peu trop – manquent de nous faire adorer L’homme qui tua Don Quichotte.
Pour autant, cet ultime métrage – si tant est qu’il est bien le dernier – tombe à point nommé. En parvenant à mettre en images son obsession ultime, le cinéaste anglais offre sa thématique ultime, son film-somme qui regroupe tout ce qui l’anime, ses rêves et ses luttes. L’homme qui tua Don Quichotte reste maudit, le procès le liant à un ancien producteur – tiens donc – ayant fait en partie disparaître le film, jusqu’à une mise en édition très limitée. Très peu nombreux·ses sont celleux qui ont pu voir le film en salles, mais tou·tes se souviennent du sentiment fort qu’il leur a procuré. Celui d’un auteur qui hurle son bonheur mais aussi son désespoir, qui use de l’image pour faire transparaître tout ce qui l’anime. Sa filmographie est d’une densité importante, et on ne peut que vous conseiller de vous y plonger, encore et encore.
Zero Theorem, avec Christoph Waltz, Mélanie Thierry, Tilda Swinton… 1h47
Sorti le 25 juin 2014
L’homme qui tua Don Quichotte, avec Adam Driver, Jonathan Pryce, Joana Ribeiro… 2h12
Sorti le 19 mai 2018