En deux longs métrages, Robert Eggers a su s’imposer comme un talent à suivre. Le naturalisme flamboyant de ses deux premières épreuves, The witch et The lighthouse en a emporté plus d’un·e, et il n’est que logique que l’Américain attise tant de curiosité pour sa prochaine proposition. Alors qu’il atteint enfin la route des salles, The northman fait déjà couler beaucoup d’encre. Les appréhensions sont nombreuses, mais surtout la hâte de découvrir dans quel embarras Eggers va plonger ses protagonistes. Oubliez l’affiche ignoble, le spectacle promis est au rendez-vous, même s’il faut y aller préparé·e.
Qualifier les deux premiers efforts du réalisateur d’épreuves lors de notre introduction n’est pas un hasard. Par ses cadres restreints qui oppressent les personnages, témoins de la dureté des mondes dans lesquels ces derniers évoluent, Eggers nous met face à nous-mêmes, ne nous laissant qu’une rare fenêtre pour respirer, et la beauté de son formalisme pour rester accroché·e. Une fois n’est pas pas coutume, c’est ici la violence irascible qui domine tous les aspects de la mise en scène. Graphique, elle ne conditionne pas ses effluves gores, et la caméra ne cache jamais la moindre effusion de sang, les corps déchiquetées, les souffrances palpables. Psychologique, elle empare les âmes, ne nous montrant que des corps en peine, luttant pour trouver leur place dans une condition où seule l’annihilation de ses adversaires permet d’obtenir le répit, mais jamais la paix ou le bonheur, quel que soit le camp que nous observons. Chacun·e y va de ses motivations, mais même la vengeance légitime n’est pas honorable, tant elle doit avoir recours à la barbarie ultime pour s’assouvir. Dans ce domaine sans foi ni loi, Amleth tente d’exister, de survivre et de se résoudre à la dernière motivation qui lui reste : celle de venger son père, sauvagement assassiné par son propre frère, et libérer sa mère, faite épouse par force de ce dernier. Toute ressemblance avec une tragédie shakespearienne culte n’est aucunement fortuite, puisque la légende scandinave dont s’inspire le film est également l’influence directe du célèbre dramaturge britannique pour son Hamlet.

Pour invoquer les contes et mythes nordiques à l’écran, le naturalisme d’Eggers prend une forme plus que bienvenue. Cadres extérieurs, filmés en pleine nature, on ne perçoit le gigantisme des décors que dans les rares panos que la caméra propose, le ratio réduit offrant une vision toujours restreinte, enfermée avec les personnages victimes de leur condition. Les plans souvent longs se centrent sur ces derniers, et ne les quittent jamais, comme égales victimes de leurs récits. La photographie en lumière quasi-toujours naturelle de Jarin Blaschke offre une beauté rare à l’image, même si le jusqu’au-boutisme de la démarche laisse place à des passages sous-exposés, qui parfois handicapent certaines séquences, notamment quand les chorégraphies guerrières sont d’une ampleur flirtant avec le grandiose. Composé, chaque plan se pense comme une esquisse figée, l’action se déroulant sans que le regard caméra n’oriente son jugement d’observateur, ou seulement lorsqu’il s’agit d’accompagner un geste, de jouer avec l’irruption du hors-champ et des menaces constantes. Ainsi, si l’on peut penser The northman comme une fresque guerrière, qui s’illustre par ses nombreux combats, sa volonté de montage discret, où chaque cadre force à la contemplation, confère un rythme décousu, rendant le métrage exigeant pour quiconque souhaite s’y aventurer. Les amateur·ices de sensations fortes sont servi·es, le film étant généreux en effets et en moment épiques – même si, hors de la beauté de ses cadres, il ne les esthétise jamais, préférant accentuer sa barbarie –, mais doivent apprendre à dompter leur patience, accepter de longs instants de calme, où les réflexions se posent. C’est peut-être d’ailleurs là que les quelques défauts se posent, notamment au travers d’un Amleth qui peine à nuancer ses émotions.

Si Alexander Skarsgard en impose physiquement, offrant aux séquences guerrières une incarnation totale et un côté animal, qui laisse parfois sa quête vengeresse de côté pour dévoiler un sadisme certain, il peine à faire exister son personnage hors des moments barbares. Certains dialogues sonnent faux, peinent à être émis, notamment face à une Anya Taylor-Joy qui quant à elle rend ses nuances palpables. L’intérêt du récit étant basé sur la dualité de celui qui est obnubilé par sa vengeance mais trouve en l’amour une échappatoire, un futur possible loin de tout conflit, ces passages pourtant importants sont plombés de fait. Une tare que l’on remarque en contraste de l’incroyable justesse du reste du casting, incarné et à la direction minutieuse. Le folklore se distingue par le soin apporté aux détails visuels, et aux incroyables ornements et costumes dont sont affublés les personnages. Ainsi, si on ne le voit que peu, Björk, qui donne ses traits à la sorcière Seeress, chargée tel un oracle de rappeler Amleth à son serment vengeur, son apparence marque tellement l’esprit que sa présence se ressent tout au long du métrage, son spectre accompagnant notre imaginaire pour que nous la distinguions à chaque décision funeste de notre héros. Reconnaître Ethan Hawke ou Nicole Kidman ne dure qu’un temps, leurs personnages prenant rapidement le pas, et offrant une consistance quant aux caractères de The Northman.

La comparaison qui voudrait comparer The northman à une vulgaire resucée de Conan le barbare est bien erronée. Il est évident que les récits issus de légendes peuvent se ressembler, mais Robert Eggers parvient dans son imagerie et sa force à insuffler une nouvelle identité à un genre rarement représenté. Par son rappel constant du cinéma muet – notamment l’expressionnisme, directement invoqué par une séquence où les aplats jaunâtres dominent – par des gros plans sur les visages déclamant leurs dialogues, laissant suggérer l’arrivée de panneaux écrits, et par ses formats resserrés qui se veulent intimes mais accentuent surtout la violence montrée, il s’impose une nouvelle fois comme un cinéaste radical, dont les propositions sont difficiles à appréhender, mais sortent du lot, ramenant le cinéma au centre du débat.
The northman, de Robert Eggers. Écrit par Sjon et Robert Eggers. Avec Alexander Skarsgard, Nicole Kidman, Ethan Hawke… 2h17
Sortie le 11 mai 2022