Un Couteau Dans Le Cœur, Laissez Bronzer Les Cadavres, In Fabric, Bacurau, The Stylist, des œuvres récentes dont on peut souvent dire, quand elles ne sont pas directement des nouveaux canons du genre, qu’elles empruntent directement au Giallo. Si le Giallo – genre de cinéma initialement policier qui flirte avec l’horreur et l’érotisme, avec une stylistique très appuyée – peut être associé à celui qui a pérennisé ses codes, Mario Bava, et son La Fille Qui En Savait Trop (1963), il rime souvent dans la conscience collective avec Dario Argento. Un auteur qui s’est illustré dans nombre d’œuvres considérées comme cultes, et qui a su montrer d’une grande virtuosité dans les abords de son style. Avec une carrière riche, qui propose beaucoup, l’envie nous est donnée d’aborder son œuvre, pour en retirer l’essence et le génie.
La “Trilogie Animale”
L’oiseau Au Plumage De Cristal (1970)
Le Chat À Neuf Queues (1971)
Quatre Mouches De Velours Gris (1971)
Récurrence évidente du Giallo, le meurtre est un raccord visuel prédominant chez Argento. Pour sa trilogie animale, c’est vers le rapport au crime que ce dernier intéresse le scénario. Que le personnage principal en soit l’instigateur ou le simple témoin, il en est hanté, obsédé par des visions qui nous sont explicitement montrées. Les défenestrations, où la caméra va à son tour s’embarquer dans la chute, une poussée sur voie ferrée où l’on voit la victime tourner sous les roues du train tandis que le travelling continue de suivre la rame, les gros plans sur les gants/armes à chaque préparation antérieure au meurtre, Argento se fait plaisir à iconiser ces moments par une mise en scène unique et emplie de prises de risques. Pourtant, malgré cet aspect volontairement kitsch, qui est la caractéristique de son cinéma, l’ensemble est maîtrisé, et ce dès L’oiseau Au Plumage De Cristal.

On y suit Sam Dalmas, écrivain américain établi à Rome, qui passant de nuit devant une galerie d’art assiste à une tentative d’assassinat dans cette dernière, son intervention la faisant capoter. Lui qui s’apprête à rentrer aux États-Unis se retrouve bloqué par la police locale en tant que témoin-clé. Obsédé et cauchemardant sur l’événement et le fait que certains détails lui échappent, Sam décide de profiter de cette retraite forcée pour enquêter à son tour, et tenter d’apporter une lumière sur qui a bien voulu en vouloir à Monica Ranieri, la femme du patron de la galerie. Si l’enquête suit une narration assez logique, voire parfois trop facile – on est rarement surpris par les rebondissements, calqués sur les thèmes des thrillers classiques –, c’est, comme on l’a mentionné précédemment, dans le visuel qu’Argento axe son potentiel de fascination. Sa collaboration avec Vittorio Storaro (qui a opéré sa magie sur Apocalypse Now, ça en dit long sur le talent du bonhomme) n’est pas anodine dans le rendu : L’oiseau Au Plumage De Cristal est avant tout un film d’ambiance, où toutes les teintes nous plongent dans la névrose nouvelle du personnage principal.

Dommage que le scénario ne propose rien de plus qu’un thriller classique, au dénouement qui flaire le ridicule (une fois l’antagoniste découvert, on plonge dans le surjeu et le grossier), nous faisant penser au travail de Brian de Palma sur Pulsions par exemple, où le fond se perd malgré une forme sans reproches. L’œil se régale, l’esprit un peu moins, et c’est une constante dans la trilogie animale d’Argento.
Pour Le Chat À Neuf Queues, l’expérience proposée se tourne vers le sensoriel, puisque l’un des protagonistes est aveugle et mène l’enquête en s’appuyant sur ses ressentis. Dans un cadre scientifique, Argento tente d’apporter une réponse aux malades psychopathes, ici générés par un défaut chromosomique. Les gênes sont-ils pour lui un véritable facteur, ou une raison de créer un scénario à sensation ? Une question que l’on se pose souvent face aux différentes figures assassines proposées, d’autant que dans certains cas elles trouvent un certain ridicule dans leur mise en place. Les réponses n’ont que peu d’impact, puisqu’une fois encore, lorsque la clé est révélée, la trame perd en importance et tout est offert sur l’autel du spectacle.

Quatre Mouches De Velours Gris apporte un changement d’angle : cette fois-ci, nous suivons Roberto Tobias, musicien (la scène d’ouverture se situe sur l’une de leurs répétitions, et l’immersion est totale), qui après avoir pris en filature un homme étrange qui le suit depuis des jours, le tue par accident dans l’enceinte d’un théâtre. Pris en photo depuis les balcons du théâtre (un instant qui nous fait étrangement penser à Phantom Of The Paradise, liant une fois de plus Argento et De Palma), Roberto est harcelé et menacé par le photographe, qui ne lui fait pour autant aucun chantage, et prend juste plaisir à le torturer. Codes inversés, où le meurtrier doit enquêter sur le témoin devenu maître-chanteur, au profit d’une intrigue qui cache évidemment une machination rapidement évidente. Ce deuxième film présente les mêmes soucis scénaristiques, couplés à quelques longueurs, mais reste l’épisode le plus abouti de la trilogie. Des visuels impeccables, notamment dans les parties rêvées où Roberto se voit à la place d’un condamné à mort et revit son exécution chaque nuit, et une ambiance totalement envoûtante qui, à l’instar de ses prédécesseurs, gomme rapidement les quelques défauts énoncés.
En manipulant les codes d’un genre pour en créer une nouvelle branche, Dario Argento frappe très fort dès ses débuts. Un cinéma fort, à l’identité reconnaissable, qui ne laisse présager que du bon pour la suite. On espère cependant que ses scénarios trouvent une place plus soignée dans son travail, tant beaucoup d’éléments en sont prévisibles. On peut également noter une forme de misogynie, qui par deux fois se constate lorsque les personnages féminins se retrouvent dans le lot d’antagonistes réduites à l’état de « foldingues perturbées » destinées à se venger par le meurtre ou le sexe, là où les personnages masculins ont droit à un background qu’Argento tente de détailler.
Cinq Jours À Milan (1973)
Après une trilogie aussi dense dans ses visuels, et la création à part entière d’un genre nouveau, Argento s’octroie une pause hors du Giallo. Ici, il s’agit d’une satire historique s’intéressant aux Cinq Journées de Milan, une période de moins d’une semaine intense incluse dans la continuité du Printemps Des Peuples, où les forces autrichiennes ont été repoussées par un mouvement révolutionnaire. L’idée d’Argento est d’insérer deux personnages peu impliqués dans les politiques du moment, un voleur et un boulanger, qui vont déambuler dans ce théâtre de conflits et assister malgré eux aux actes majeurs des cinq journées.
On y voit une critique universelle des excès des situations guerrières, et une volonté de traiter humoristiquement la révolution italienne. Certains passages font mouche. On pense notamment à ce cadavre vers lequel tout le monde afflue, où chacun prétend avoir entendu ses derniers râles et qu’en ultime bafouille le désormais défunt a scandé un slogan politique. Pour arriver à ses fins, on fait parler les morts, manière brillante de se moquer des prises de positions que l’on se fantasme quant à nos propres icônes. Les bonnes idées, à l’image de la scène où, caché sous une table, le voleur observe une conversation où chaque prise de parole par un protagoniste est marquée par une danse avec ses pieds – seule partie du corps que l’on voit –, s’amenuisent vite. Elles se retrouvent noyées dans un festival de mauvais goût, à la mise en scène souvent outrancière, qui nous semble bien long.
Au-delà d’un passage où les deux drôles s’aventurent dans une maison supposée abandonnée et qui se révèle habitée, jouant avec les codes de l’horreur et par extension du Giallo, on reconnaît peu le cinéaste qui peine à se renouveler. En témoigne une scène de rue où tout se passe en accéléré sur une musique classique refaite au synthé, qui nous rappelle qu’Orange Mécanique est sorti deux ans plus tôt. Une scène où nos deux héros découvrent une femme enceinte leur demandant de l’aider à accoucher tourne vite à la gêne palpable lorsqu’Argento choisit d’en faire une séquence digne d’une comédie de Buster Keaton, le tout en accéléré et où les personnages tombent en tentant de déshabiller la belle ou manquent d’éjecter le nouveau-né lors de sa sortie. L’accéléré rappelle d’ailleurs les scènes de sexe de Meurtre a la Mod, même si on doute qu’ici la volonté n’était pas d’échapper à la censure. Ce dont on ne doute pas par contre, c’est qu’il n’est pas très fin de rire de deux larbins qui peinent à faire accoucher une femme, surtout quand la scène prend trois plombes.
On peut aussi noter la scène de « l ‘orgie » où, après un assaut, une bourgeoise qui se déplace sur le front pour toucher avec joie les parties des combattants les invite à venir la prendre sans vergogne. En suit donc une file indienne se bataillant l’ordre de cuissage, avec une femme qui hurle avec impatience sa volonté qu’ils viennent vite tour à tour la décalquer. C’est bien connu, elles sont pas farouches et elle se tapent n’importe qui ces nymphomanes. En tout cas, les allégations assez misogynes constatées sur les trois premiers films du réalisateur se confirment quelque peu ici. S’il s’agit d’un cinéma d’une autre époque, et que les années 60 à peine terminées ont été l’objet d’un énorme élan de libération sexuelle et de libertinage, la femme-objet et la réduction caractérielle de cette dernière est ici trop appuyée pour ne pas être qu’une simple volonté de scène décadente.
Un écart de chemin fatal, tant Dario Argento n’est absolument pas à l’aise dans un registre qui le dépasse. On salue une tentative d’aller ailleurs, mais on se réjouit surtout de son retour immédiat vers son domaine de prédilection, surtout quand pour son métrage suivant, il sort l’artillerie lourde.
L’Oiseau Au Plumage De Cristal, avec Suzy Kendall, Tony Musante, Eva Renzi…1h36
Le Chat À Neuf Queues, avec Catherine Spaak, Karl Malden, James Franciscus…1h52
Quatre Mouches De Velours Gris, avec Jean-Pierre Marielle, Mimsy Farmer, Michael Brandon…
Cinq Jours à Milan, avec Adriano Celentano, Enzo Cerusico, Marilu Tolo…2h02